Depuis le 24 août dernier, l’affaire Pavel Durov, dirigeant de Telegram, a fait couler beaucoup d’encre. Nombreux sont ceux qui crient à la dictature au prétexte que ni Telegram, ni Pavel Durov n’auraient enfreint le droit. Voyons ce qu’il en est.
Benjamin Martin Tardivat a déjà rappelé la procédure, notamment les fondements juridiques de l’incrimination. J’ajouterais qu’il faut surtout insister sur la banalité de cette incrimination. En effet, en l’espèce, la complicité (à la base des infractions les plus importantes) , souvent mal perçue, donc mal comprise, fait l’objet de nombreuses critiques compréhensibles au demeurant, puisque le sens commun conduit à soutenir que Pavel Durov n’était pas-et ne pouvait pas être- au courant des délits commis sur Telegram. Ce serait oublier que la complicité peut être soulevée au gré des plaignants et/ ou du Parquet contre un dirigeant de société avec une présomption de culpabilité (voir les affaires des dirigeants des grandes banques basées en Suisse condamnés pour des délits -blanchiment de fraude fiscale notamment- commis par certains de leurs employés dont ils ignoraient jusqu’au nom …). Les condamnations peuvent être très lourdes, sauf à prouver que l’on ignorait tout des délits ou crimes en cause.
Pour Pavel Durov, il en va de même, sauf qu’il est confronté également à l’obligation de répondre aux réquisitions, que, semble-t- il, il n’a pas respecté. Etrangement, Telegram, depuis la garde à vue de son PDG, serait devenu beaucoup plus coopératif…Donc, sur ce terrain de la complicité, la défense ne pourrait invoquer que la spécificité – le business model- de la plateforme pour se disculper. Cet aspect de l’affaire a été parfaitement analysé par Benjamin Martin Tardivat qui a balayé cet argument.
Mais, Telegram exerce son activité dans l’UE, la question de l’application du DSA ne peut pas ne pas être posée, même si le parquet ne l’invoque pas. Telegram est d’abord une messagerie privée, elle peut donc soutenir que les obligations fixées par le DSA ne lui sont pas applicables. De plus n’atteignant pas le chiffre de 45 millions d’utilisateurs (ce que la Commission est en train de vérifier-dans l’UE), elle ne relèverait pas du DSA et la plateforme pourrait soutenir qu’en ne répondant pas aux réquisitions, elle ne viole pas le droit de l’UE… Partant de cela Telegram pourrait se fonder sur la primauté du droit communautaire et considérer que ne violant pas le droit de l’Union, compétente en la matière, elle ne saurait être poursuivie par la France.
Outre que cet argument semble contestable, encore faudrait-il démontrer que la France n’avait pas compétence pour édicter les règles pénales en cause. La question des compétences dans ce domaine du droit pénal entre l’UE et les Etats relève des articles 82 et 83 du TFUE. Il s’en déduit le principe suivant : dès lors que l’UE n’a pas légiféré dans un domaine de compétence partagée, surtout en matière pénale, les Etats retrouvent pleine compétence.
Tel est bien le cas en l’espèce !
L’UE a prévu des sanctions monétaires frappant les entreprises et la France a prévu en outre des sanctions pénales frappant les personnes physiques. Dès lors l’on peut soutenir que la France n’a pas enfreint le droit de l’Union en adoptant une législation permettant de poursuivre pénalement les dirigeants des plateformes. Ainsi l’argument de la primauté du droit de l’Union pour écarter le droit français ne semble pas pouvoir prospérer en faveur de Pavel Durov.
De plus, force est de constater que le parquet poursuit un objectif que les acteurs du monde non numérique sont obligés de respecter depuis fort longtemps : l’interdiction de tout propos illicite public. Les journaux de la presse écrite, les radios et les télévisions sont poursuivis dès lors qu’ils enfreignent cette règle fondamentale. Force est donc d’en déduire que les poursuites engagées en l’espèce semblent fondées en droit.
Sauf à ce qu’elles seraient en contradiction avec les principes fixés par la CEDH. Celle-ci a déjà décidé récemment que le simple fait d’utiliser une messagerie chiffrée n’est pas constitutif d’une infraction. Cependant Telegram n’est pas seulement une messagerie chiffrée puisqu’elle propose également des canaux de discussion publique.
Reste la question liée à l’incrimination principale si l’on comprend bien ce qui lui est reproché à travers ce que le parquet a rendu public- c’est-à-dire le refus allégué de Pavel Durov de communiquer les informations exigées par voie de réquisitions. Il pourrait alors invoquer l’article 8 de la CEDH, c’est-à-dire pour toute personne, » le droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance ». La CJUE, dans une jurisprudence maintenant établie, (notamment avec les arrêts Quadrature du net, etc…) a recherché un juste équilibre, en utilisant le principe de proportionnalité, entre la vie privée et son respect d’une part et la sécurité publique d’autre part.
En conclusion cette affaire, répétons- le, banale sur le plan du droit pénal français, pose un certain nombre de questions juridiques au regard tant de la compétence entre l’Union et les États membres que de la frontière entre vie privée et sécurité publique. Dans l’hypothèse où par impossible, Telegram et par voie de conséquence son dirigeant échapperait à toute sanction, la question se posera, surtout à nous qui militons pour que les acteurs du numérique soient soumis au même droit que les entreprises du monde réel, de savoir s’il n’y a pas lieu d’interdire ce type de plateforme susceptible de ne pas relever du DSA et d’échapper au droit français.
Jean-Pierre Spitzer
Avocat honoraire à la Cour et ancien référendaire à la CJUE
Vice-Président iDFrights