Analyse de la décision de la CJUE par Jean Spitzer – Arrêt Google du 09/11/23
24 novembre 2023

Et si la Commission européenne était le seul garant de nos libertés face aux GAFAM (ou aux « Magnificent Seven »). 

La preuve est administrée que dans les nouvelles technologies, notamment dans le numérique, les Etats européens sont sans grand poids.

En premier lieu, nos Etats perdent souvent de vue que depuis soixante-quinze ans, conscients à l’époque de leur peu de poids mondial, ils ont mis en place un espace qui n’est certes pas un Etat, mais ses membres étatiques lui ont cependant délégué une partie de leur souveraineté. Ce faisant, ils ont instauré le marché unique qui a sa logique et ses règles. Règles qui s’imposent à chacun des Etats.

La CJUE vient de le rappeler à l’Autriche au grand dam des défenseurs des faibles face aux géants du numérique. Les bons sentiments étaient du côté de l’Autriche dans cette affaire « Google et autres » objet de l’arrêt du 9 novembre 2023. Mais la réalité politique, institutionnelle et juridique ne permettait pas à l’Autriche de se dresser face à Google, Meta et Tik-Tok limited, fut-ce pour défendre de manière générale en Autriche, des droits fondamentaux.

Chose étrange dans cette affaire, à fronts  renversés,  que Google et autres défendaient le système européen et son organisation que l’Autriche aurait voulu voir écartés au nom de la défense des droits individuels des personnes fragiles.

La CJUE a rappelé à la fois le droit de l’UE et le système du marché unique. Le droit de l’Union en déclarant que la Directive e-commerce de 2000 régissant ce domaine de l’internet en général avait décidé que seul l’Etat de l’hébergeur avait compétence pour contrôler et imposer les règles. En l’espèce il s’agit de l’Irlande où ces trois entreprises ont leur siège européen. Ceci excluait que l’Autriche puisse imposer des règles en matière de contenus illicites, puisqu’elles étaient différentes de celles de l’Europe et de l’Irlande. Cette position est parfaitement logique et justifiée par le fait que pour réguler les contenus, l’UE a décidé d’adopter un Règlement (le DSA) aujourd’hui applicable. 

L’Etat de droit est au cœur des valeurs de l’UE, il exige évidemment que les Etats le respectent également, ce que l’Autriche n’a pas fait.

Il est dommage que ce soit les trois opérateurs auxquels on peut reprocher souvent de ne pas respecter le droit de l’UE qui puissent se targuer aujourd’hui d’en être les défenseurs.

La Cour a également déclaré que ce serait tout le système de l’Union qui serait menacé si cette loi autrichienne devait s’appliquer. En effet, si chaque Etat membre pouvait imposer des règles spécifiques, le morcellement du marché unique serait inévitable, remettant ainsi en cause son existence même. 

C’est bien sûr une exigence juridique mais aussi politique, voire de simple bon sens. Il suffit d’imaginer qu’une loi française pourrait se voir opposer des dérogations d’ordre général dans chacune de ses règlementations. De surcroit, le marché unique repose sur le principe de la confiance légitime, c’est-à-dire que chaque Etat membre considère que la législation de tous les autres Etats membres doit être respectée pour toutes les mises sur le marché européen.

Ainsi, nous Français, ne pourrions imaginer que les Allemands ou les Italiens par exemple, décident que nos bouteilles de champagne doivent changer leur embouteillage pour être vendues dans leurs pays 

Enfin, même si la Cour ne l’a pas déclaré, il convient encore d’ajouter que le système de l’UE et surtout sa monnaie unique exige une lutte permanente contre toute résurgence de frontières nationales, abolies avant la mise en place de l’Euro. Tout nouveau « remorcellement » serait un danger potientiellement mortel pour notre monnaie unique.

La Commission ne s’y était pas trompée et s’est bien gardée de soutenir l’Autriche. Bien au contraire !

Par ailleurs, comme elle l’avait plaidé, la Cour a rappelé que des dérogations au principe de l’application de la loi du pays d’origine sont toujours possibles. Cependant, l’Etat qui veut prendre de telles mesures, en l’espèce l’Autriche, ne peut le faire de manière générale et surtout sans en avoir informé préalablement le pays d’origine et la Commission.

Les Etats ne sont donc pas impuissants, mais ils ne peuvent pas faire ce qu’ils veulent en violant le droit de l’Union. Droit de l’Union qu’ils avaient adopté au sein du Conseil des Ministres !

La Commission a également montré qu’elle seule est en mesure de s’opposer aux géants du numérique pour les forcer à respecter le droit de l’Union. L’exemple en est donné par les conclusions de l’Avocat Général de la CJUE dans l’affaire des aides d’état sensément reçues par Apple de l’Irlande. En l’espèce, sont qualifiées «d’aides d’Etat », les non versements d’impôts d’Apple par application d’une législation irlandaise qui lui permet de ne pas en payer, ou pratiquement pas. La Commission, sous l’impulsion de Mme Vestager avait infligé une amende de 3 milliards d’euros à Apple. Le tribunal de l’UE, saisi par Apple avait annulé la décision de la Commission.

L’Avocat Général dans ses conclusions du 9 novembre dernier déclare que le Tribunal a commis des erreurs de droit. Il suggère à la Cour qui doit rendre son arrêt dans les prochaines semaines, de casser l’arrêt du Tribunal afin de juger l’affaire à nouveau.

Certes la Commission ne saurait crier victoire puisque seule la Cour tranchera in fine, après le nouvel arrêt du Tribunal qui ne manquera pas d’être appelé devant la Cour aux vues des enjeux.

Bref, le match n’est pas terminé, mais alors que la Commission semblait avoir perdu, elle vient de reprendre le score et de refaire la course en tête.

En conclusion : dans ce domaine si important pour notre avenir, qu’il soit collectif quant à la souveraineté de l’UE ou individuel quant à la protection de nos droits fondamentaux, seul le niveau européen est pertinent face aux géants du numérique dont les ressources financières et le poids économique sont supérieurs à ceux de la quasi-totalité de chaque Etat membre.  Seule la Commission est à même de mener le combat.  Il nous reste à nous, associations et citoyens engagés à veiller à ce qu’elle ne faiblisse pas !

 

Jean-Pierre Spitzer

Jean-Pierre SPITZER

Avocat honoraire et docteur en sciences économiques

Vice-Président iDFrights

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