Du bon usage de la procédure
En matière de droit des marques, l’usage est une notion cardinale. Vous devez en effet utiliser votre marque telle qu’enregistrée sous peine de voir votre droit s’éteindre.
Cette obligation est plus ou moins forte selon les législations. En Europe, l’obligation d’usage n’intervient qu’au-delà d’un délai de cinq ans après votre enregistrement. Aux USA, par exemple, elle revient régulièrement et vous impose la fourniture de documents à intervalle régulier pour justifier de votre exploitation.
Ceci est assez logique. Au vu du nombre de marques déposées chaque année dans le monde (14 millions) il faut que les marques non exploitées « laissent la place » aux autres.
Si tout ceci est logique (et souhaitable) encore faut-il prendre en considération une subtilité du droit des marques : lorsque vous déposez une marque vous devez indiquer les produits et services pour lesquels vous voulez obtenir une protection et donc obtenir un monopole d’exploitation.
Or, c’est bien par rapport à cette liste de produits et services qu’il va vous être demandé de justifier un usage. Désigner tout et n’importe quoi ne peut que vous mener à la catastrophe car, vous ne pourrez très probablement pas démontrer un usage pour chacun des produits et services que vous avez visés lors de votre dépôt.
Et la procédure est très claire et appliquée avec de plus en plus de rigueur par les différentes juridictions administratives ou judiciaires. Voire un peu trop….
Dans la présente affaire, le déposant accusé de ne pas exploiter sa marque pour l’ensemble des produits et services désignés avait apporté des preuves d’exploitation pour seulement une petite partie d’entre eux et n’avait déposé des arguments que pour une partie encore plus limitée.
L’EUIPO n’avait donc pris en considération que les arguments déposés et les preuves y relatives, d’où une déchéance partielle considérée comme « injuste » : selon le demandeur, l’EUIPO aurait dû prendre en considération l’ensemble des preuves sans les circonscrire aux seuls arguments déposés et en tirer toutes les conséquences.
La décision du Tribunal ici commentée revient sur deux points importants.
Sur la procédure : l’examen de l’EUIPO est bien limité aux moyens invoqués et aux demandes présentées par les parties.
L’EUIPO, comme les autres juridictions, n’a pas à étudier des faits/preuves/arguments au-delà de ce que à quoi les parties ont choisi de circonscrire le débat. Les parties décident elle-même des limites du débat et le juge n’a pas à aller au-delà. D’où l’importance de bien choisir ses combats, de faire feu de tous bois… ou pas. Il ne peut pas être reproché aux juges de ne pas être eux-mêmes aller chercher des preuves et/ou en tirer des conséquences non soulevées par les parties. Si non, c’est bien l’arbitraire qui serait de mise : une fois les juges le feraient, une fois non.
Le respect de la procédure est une garantie des droits et le Tribunal a ici raison.
Sur le fond : les preuves d’usage sont interprétées strictement et, sauf exception particulière, la preuve portant sur un produit ou service spécifique n’emporte pas usage de la catégorie générale à laquelle ledit produit ou services appartient.
Vous déposez pour « cosmétiques » (catégorie -très- générale), vous utilisez (et le prouvez) uniquement pour des « crèmes pour le visage », eh bien vous ne serez plus protégé que pour « crèmes pour le visage ».
Et là, le bât blesse.
Sur les plus de 2 000 demandes d’enregistrement de marque déposées par semaine en France, combien ont-elles un libellé précis et limité à l’usage réel de la marque ? La rédaction d’une liste de produits et services est un métier ! Encore une fois, désigner tout et n’importe quoi ne sert à rien.
En l’espèce le dépôt était manifestement ridicule… Quelle société peut sérieusement prétendre commercialiser des « équipements et accessoires pour le bingo » et offrir des services liés à des commutateurs de réseau informatique ? Un organisateur de bingo ne fait pas de câbles sous-marin inter-continentaux pour le transport de données………
Mais, si la présente décision est symptomatique, il n’en demeure pas moins qu’une position extrême en cache une autre.
La jurisprudence européenne tend donc à voir des libellés de produits et services de plus en plus stricts. Et ceci influe directement sur les stratégies de dépôts tout d’abord en imposant (i) une réelle réflexion sur la liste des produits et services à désigner et sur les possibilités de développement et extensions de gamme par exemple à plus ou moins long terme et donc (iii) aux informations données aux tiers (les dépôts étant publics)
Les questions étant :
(i) Dois-je désigner uniquement « crèmes pour le visage » alors même que je suis éventuellement amené à commercialiser, plus tard, des « produits d’hygiène » (et même dans ce dernier cas, il existe de multiples produits d’hygiène différents) ?
(ii) Si je propose un logiciel de « gestion de flux de personne », la limitation de mon dépôt à ces seuls logiciels (et non à la catégorie générale « programmation informatique », par exemple ne donne-t-elle pas une information pertinente à mes concurrents sur mon exploitation réelle ?
L’effet pervers serait, comme en matière de brevets, de multiplier les dépôts de marques avec des libellés précis pour certains, large pour d’autres afin de maintenir artificiellement des sphères de protection et des leurres pour les concurrents.
Exactement l’inverse de ce qui est recherché par une application stricte de l’usage….
Nous risquons de voir les Registres se remplir encore plus….
De l’esprit et de l’application des lois…
Benjamin Martin-Tardivat
Avocat spécialiste du droit de la propriété intellectuelle
Conseiller et responsable de la souveraineté et la protection des données de iDFRights