Madame Fiona Scott-Morton a élégamment mis fin à la polémique au sujet de sa nomination au poste d’économiste en chef de la DG concurrence de la Commission, en démissionnant avant sa prise de fonctions.
Le débat a fait rage. Dans un unanimisme rare, les femmes et hommes politiques français ont virulemment combattu contre Mme Vestager et la Commission, notamment sa présidente. Il n’en fut pas de même de l’élite scientifique, économique, Jean Tirole en tête, ni de nos amis européens, dont en premier lieu les Allemands, qui n’ont guère manifesté de désaccord avec cette nomination.
Il est vrai qu’en cette période de crises graves, notamment géopolitique, que traverse notre Union, et alors que les États-Unis se montrent très agressifs avec la mise en oeuvre de l’I.R.A, cette décision semblait incongrue. Surtout pour les pro-européens qui se battent depuis des décennies en faveur d’une Europe-Puissance et qui soutiennent les initiatives françaises en ce sens, que ce soit en termes de souveraineté européenne ou de recherche d’autonomie européenne dans les domaines aussi variés que la Défense ou le numérique et la high-tech en général.
C’est essentiellement sur ce fondement- plus que l’éventuel conflit d’intérêts du fait du passé de consultante de certains GAFAM de Mme Scott-Morton- que j’ai personnellement rejoint le camp des opposants à cette nomination.
Bien que je reste convaincu que la décision de cette brillante professeure fut la bonne, il n’en reste pas moins qu’elle soulève de vraies questions, tant en ce qui concerne notre conception de la « puissance », que la nature de notre Union, ou que l’évolution des connaissances et compétences.
Depuis les débats de la ratification référendaire du traité de Maastricht, la classe politique française pro-européenne souhaite une gouvernance européenne efficace pour une Europe-puissance, faisant ainsi preuve de ce qu’on peut appeler un patriotisme européen (tout en étant peu claire sur les moyens d’y arriver…). Le Président Macron se situe sur cette ligne.
Force est de constater que ce n’est pas celle du Chancelier actuel ! Le premier évoque la souveraineté de l’UE, à quoi le second répond par l’élargissement à 37, avec comme simple adaptation la généralisation du vote à la majorité qualifiée – qui est un chiffon rouge pour la France dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité commune.
Comme l’Allemagne, les pays du Nord et de l’Est de l’Europe ont remis leur Défense entre les mains de l’OTAN, donc des États-Unis. Ce que nous redoutons : la vassalisation, est à défaut d’être souhaitée, plus que tolérée par nos amis européens. Il est vrai aussi qu’ils n’ont pas été autant victimes du soft power américain que nous.
C’est une première différence quant à l’appréciation de la nomination d’une Américaine au sein de cette DG, dont nous pensons qu’elle doit assurer notre autonomie, alors que pour la Commission et nombre de nos amis européens, elle doit surtout veiller au maintien d’une concurrence assurant aux citoyens/consommateurs européens les meilleurs prix.
Par ailleurs, depuis la suppression des frontières intérieures de l’UE, la Commission n’a pas modifié sa conception de l’UE, espace ouvert, plutôt qu’organisation protégée, voire close. Logique de 57 à 93, époque durant laquelle les frontières nationales existaient, cette conception est aujourd’hui contestable et contestée, pas seulement par la France. En revanche, cette conception reste celle des États commerçants/exportateurs, dont en premier lieu nos amis Allemands – qui ne peuvent plus se cacher derrière les Britanniques. Dans cette conception « spatiale » de l’Union, la nomination d’une Américaine ne soulève guère d’émotion….D’autant que pour les tenants de celle-là, coller aux États-Unis est plus un souhait, qu’un motif de défiance.
En outre, pour la partie de la population la plus diplômée, l’Europe ne jouit pas d’une attraction puissante. Même en France, un polythechnicien, un énarque ou un HEC, va faire un passage dans une prestigieuse université américaine. Devenu lui-même universitaire ou célèbre dans son domaine, il cherchera à y enseigner, car c’est devenu le couronnement d’une carrière internationale brillante. Bref, le prestige des universités américaines a conduit les élites de chacun de nos pays, non seulement à y séjourner, mais également à les admirer, donc les privilégier par rapport aux formations nationales européennes.
Enfin, nous sommes entrés depuis le début du XXIème siècle dans une ère de spécialisation à outrance et ce dans quasiment tous les domaines. Ainsi, quand je suis devenu avocat il n’existait pas de certificat de spécialisation et il n’y avait de juristes que de droit public et de droit privé. Ainsi, n’y a-t-il plus aujourd’hui de «grand juriste», mais des spécialistes incontestés d’un domaine du droit, domaine de plus en pointu. Il en va de même pour l’économie. A l’époque où j’ai soutenu ma thèse de sciences économiques, il n’y avait que deux catégories d’économistes : les spécialistes en macro-économie ou en micro-économie. Dans ce domaine, sont arrivés il y a 20/30 ans des économistes de la concurrence (comme des avocats ou des professeurs en droit de la concurrence). Aujourd’hui, l’argument avancé par les pro Mme Scott-Morton, consiste à insister sur sa compétence de spécialiste de la concurrence du numérique, spécialité qui ferait défaut en Europe….
Il est indéniable que ce dernier argument, consistant -en caricaturant quelque peu -à privilégier la compétence sur le patriotisme européen qui n’existerait qu’en France, peut faire réfléchir. En tout cas, il convient de le prendre en considération pour continuer notre travail de pédagogie avec nos amis, notamment Allemands.
En conclusion, l’on pourrait considérer favorablement une telle nomination si nous étions toujours dans la situation géopolitique des années 90, faisant suite à l’effondrement de l’URSS. Ce qui avait été, hâtivement, qualifié de « fin de l’histoire ». Époque où il semblait acquis que l’avenir du genre humain et surtout la satisfaction des besoins allaient se faire par l’ouverture des frontières et la liberté du commerce.
Mais déjà la crise des subprimes avait commencé à sérieusement ébranler cette théorie, et Mrs Poutine, XI Jiping, Erdogan et quelques autres l’ont définitivement balayée.
Donc, dans l’état actuel du monde, il vaut mieux privilégier le « patriotisme européen », même contesté, sur la compétence supposée. D’autant qu’il n’est pas certain qu’il n’existe pas de grand spécialiste européen dans ce domaine de la concurrence numérique.
Jean-Pierre SPITZER, Vice-Président d’IDFRights,
Avocat honoraire et docteur en sciences économiques.