Pas plus que les Européens ne vont libéraliser le marché civil des armes à feu, ils ne sont pas soumis au premier amendement de la Constitution américaine, qui fait partie des dix amendements décidés en 1791 et connus collectivement comme la Déclaration des Droits, pour rompre avec la règlementation coloniale anglaise relative au discours public, plus restrictive : la « common law » criminalisait la critique du gouvernement en la considérant comme un libelle séditieux.
Rappelons ici les nombreuses exceptions à ce principe, dont l’obscénité, la diffamation, l’incitation à l’émeute, le harcèlement, les communications secrètes, les secrets commerciaux, les documents classifiés, le droit d’auteur et les brevets.
Ajoutons enfin que le gouvernement américain a imposé à partir de 2020 de nouvelles règles aux médias chinois présents aux États-Unis, désormais assimilés à des missions diplomatiques afin de contrer la propagande chinoise. Mesures jugées inacceptables par Pékin : « Les États-Unis se sont toujours vantés de leur liberté de la presse. Mais ils s’ingèrent dans le bon fonctionnement des médias chinois aux États-Unis et entravent leur travail », a dénoncé Geng Shuang, un porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères.
C’est pourtant en référence à cet article adopté par le Congrès des Etats-Unis en 1791 que se sont affirmées des postures libertariennes critiquant avec virulence l’action de la justice française contre Pavel Durov. Dans son hashtag #FreePavel, Elon Musk a dénoncé une atteinte à la liberté d’expression. Lui qui réalise la moitié de ses ventes de Tesla en Chine n’a jamais rien dit contre la décision de Pékin d’interdire la diffusion de X (ex Twitter) en Chine. Dans la décision française, l’équipe de Durov a dénoncé une censure.
Or ce cas n’a rien à voir avec la liberté d’expression ni donc avec la censure. Le sujet est le contenu criminel véhiculé par Telegram. Il fait face à des accusations préliminaires dans le cadre d’une enquête française sur son incapacité présumée à lutter contre la criminalité sur sa plate-forme, notamment le trafic de drogue et les abus sexuels sur des enfants. Un tribunal pourrait avoir à décider si l’application a enfreint la loi française et si son PDG, d’origine russe, peut être tenu pour responsable.
Que les conflits qui ont opposé Durov et le Kremlin dans le passé expliquent son refus de la censure se comprend. Il a, semble-t-il, fui la Russie en 2014 après avoir refusé de partager des données sur les utilisateurs ukrainiens de son réseau VKontakte, vendu à des proches du Kremlin. Telegram est basé désormais à Dubaï. Il en résulte que la modération des contenus est faible et que la réponse aux enquêtes des autorités juridiques se fait attendre.
La conception de Telegram offre certes un refuge pour les opposants des régimes autoritaires (de la Biélorussie à Hong Kong en passant par l’Iran) mais il est devenu un véhicule commode pour les extrémistes et les criminels. Il est d’ailleurs scandaleux que des firmes de la Silicon Valley convergent avec des bloggeurs russes pour juger que la réglementation européenne conduit à la censure.
D’où un autre débat : Telegram refuse de se considérer responsable de l’utilisation abusive de sa plate-forme. Or la Convention de Budapest sur la cybercriminalité, ratifiée par près de soixante-dix pays (mais ni par la Russie, ni par la Chine), permet d’harmoniser la législation et la coopération contre les délits électroniques, dont la diffusion de matériel pédopornographique. La Convention juge que les plateformes doivent contribuer à lutter contre ces activités.
Le premier amendement américain, qui accorde de larges protections à la liberté d’expression, ne protège pas les contenus ou les activités qui enfreignent la loi. La posture libertarienne d’un Musk traduit une forme nouvelle d’impérialisme culturel que seuls le droit et l’argumentation peuvent combattre. En face, se trouvent des juges et des gouvernements qui élaborent et font appliquer la loi. Comme vient de le démonter la Cour suprême brésilienne qui a interdit X, support de groupes d’extrême-droite, et inflige des amendes aux utilisateurs de VPN, au nom de la protection de la démocratie brésilienne.
Ces deux décisions signalent que l’ère d’impunité des réseaux sociaux touche à sa fin dans les pays démocratiques. La question ne se pose même pas dans les régimes autoritaires. Le respect de la règle, de la loi et de la souveraineté des États, c’est la grande bataille de la décennie, dans une Union européenne qui est d’abord une communauté de droit. Il nous faudra nous efforcer de cultiver des alliés aux Etats-Unis.
Michel Foucher
Géographe, diplomate et essayiste
Membre du Conseil d’orientation stratégique d’iDFrights