IA et propriété intellectuelle : le festin des titans | par Benjamin Martin-Tardivat
11 avril 2025

L’intelligence artificielle générative (IAG) a ouvert le banquet gargantuesque qui se tient entre la Silicon Valley et Shenzhen. Données personnelles (DP) et Propriété Intellectuelle (PI) sont au menu du « buffet à volonté » offert pour alimenter aujourd’hui les modèles d’IAG et leurs nécessaires données synthétiques. 

La fouille de textes et de données (TDM) permet aux outils gérés par l’IA, comme ChatGPT ou DeepSeek, « d’apprendre » de façon automatique (machine learning) en exploitant de grandes quantités de données et d’en reconnaître les constantes et les tendances.

Le débat sur le régime de cette collecte et de ses résultats est d’autant plus complexe qu’il se fonde sur des règles de droit d’un autre temps, interprétées de façon discutable.

Dans cette ruée vers l’or (numérique), les cadres juridiques traditionnels de la PI, déjà fragiles, sont mis à rude épreuve.

L’entraînement des IA sur des œuvres protégées brouille les frontières entre utilisation équitable et pillage pur et simple, mettant à l’épreuve l’équilibre délicat entre protection des droits et soif insatiable (et sans contrôle depuis Trump) d’innovations, de pouvoirs, de contrôles et… de souveraineté.

Tant que je ne dis pas non c’est oui

Le principe de l’opt-out instauré en 2019 par la directive européenne « droit d’auteur et les droits voisins dans le marché unique numérique » légitime l’entraînement des IA sur des œuvres protégées par le biais de plusieurs exceptions en cas, notamment de reproductions et d’extractions :

  • Effectuées par des organismes de recherche et des institutions du patrimoine culturel ;
  • D’œuvres et d’autres objets protégés accessibles de manière licite aux fins de la fouille de textes et de données. 

Nous ne nous étendrons pas sur la première exception (bien que son interprétation récente par les juridictions allemandes soit particulièrement critiquable).

La seconde exception s’applique aux entités privées et publiques qui souhaitent utiliser et analyser de grandes quantités de données, autorisation leur étant donnée dès que le titulaire n’a pas expressément mentionné sa volonté de ne pas laisser un libre accès à sa propriété : ce mécanisme inverse le principe fondamental du droit d’auteur, en proclamant : « Vous pouvez utiliser tout ce que vous voulez, sauf si l’auteur vous dis expressément d’arrêter ».

Nous passons du « si je ne dis pas oui c’est non » (opt-in) au « si je ne dis pas non c’est oui » (opt-out). Or, ce un système fondé sur la « permission par défaut » (opt-out) apparaît comme un danger pour les auteurs ou les titulaires de droit, reniant par là-même le principe de droit de propriété, voire les droits de la personnalité.

Rappelons que l’IA générative soulève des défis réglementaires et éthiques considérables pour la PI, dont (et sans que cela soit limitatif) :

  • La Question de la Paternité : L’IA peut créer des œuvres de manière autonome, remettant en question la notion traditionnelle d’auteur. Qui est l’auteur d’une œuvre générée par l’IA ? L’algorithme, le développeur, l’utilisateur ? 
  • L’Érosion du Contrôle : L’IA permet une diffusion et une reproduction illimitées des œuvres, rendant le contrôle par les auteurs très difficile. Comment surveiller l’exploitation par toutes les IA du marché ?
  • Les Nouvelles Formes de Création : L’IA génère des œuvres qui imitent des styles existants, combinent des éléments, ou créent des œuvres entièrement nouvelles. Comment protéger ces créations ? Faut-il créer de nouveaux droits spécifiques ?
  • Les Considérations Éthiques : L’IA peut être utilisée pour créer des deepfakes, des œuvres trompeuses, ou des contenus nuisibles. Comment encadrer ces utilisations ? 

Proposer une autre grille de lecture…

Pour mieux appréhender les enjeux de l’IA et de la PI, une grille de lecture à trois niveaux permettrait éventuellement de rechercher un compromis aux conflits actuels. Nous pourrions ainsi envisager de ré-étudier les droits d’auteur selon trois axes, sachant que ceux-ci sont sous-tendus par des impératifs d’efficacité et de diffusion :

  • Règles de Propriété (Droits Exclusifs) : 
  • Mise en place d’un système de traçabilité des données d’entraînement et des contributions humaines : Ce système permettrait de déterminer la part contributive de chaque acteur (humain ou IA) dans la création d’une œuvre, afin d’attribuer la paternité et les droits exclusifs de manière équitable. 
  • Création de nouvelles catégories de droits exclusifs : Ces catégories pourraient être adaptées aux différentes formes de création impliquant l’IA, en tenant compte du niveau d’autonomie de l’IA et de la nature des contributions humaines.

 

  • Règles de Responsabilité (Licences et Exceptions) : 
  • Développement de licences collectives pour l’entraînement des IA : Ces licences permettraient aux développeurs d’IA d’accéder à des données protégées en contrepartie d’une rémunération équitable pour les titulaires de droits. 
  • Adaptation des exceptions et limitations au droit d’auteur : Il est nécessaire de réévaluer les exceptions existantes (comme l’utilisation équitable) pour tenir compte des spécificités de l’entraînement des IA, en définissant des critères clairs et précis. 
  • Mise en place de mécanismes de gestion collective des droits : Ces mécanismes faciliteraient la gestion et la répartition des redevances issues de l’utilisation des œuvres pour l’entraînement des IA.

 

  • Règles d’Inaliénabilité (Valeurs Fondamentales) : 
  • Intégration de principes éthiques dans la conception et le déploiement des IA : Ces principes pourraient être intégrés dans les normes techniques et les codes de conduite, afin de garantir le respect des valeurs fondamentales. 
  • Mise en place de mécanismes de contrôle et de responsabilisation : Ces mécanismes permettraient de surveiller et de sanctionner les utilisations abusives de l’IA, en impliquant les développeurs, les utilisateurs et les plateformes. 
  • Création de nouvelles règles d’inaliénabilité : Ces règles pourraient interdire certaines utilisations de l’IA qui portent atteinte aux valeurs fondamentales, en tenant compte des spécificités de chaque domaine (culture, éducation, santé, etc.).

Proposer une autre grille de lecture…

… fondée sur des concepts alternatifs

Et pour ce faire, dans un monde en constante évolution, si la régulation traditionnelle, souvent perçue comme rigide et lente, peine à suivre le rythme des innovations technologiques le droit souple (soft law), la co-régulation et « l’inter-normativité » pourrait accompagner la mise en place de cette grille avec plusieurs avantages :

  • Elle favorise l’adaptabilité et la réactivité face aux évolutions technologiques.
  • Elle encourage la participation des acteurs concernés, renforçant ainsi la légitimité des normes.
  • Elle permet de concilier les impératifs de protection des droits et de promotion de l’innovation.

Face aux défis de l’IA, la PI doit trouver de nouvelles approches constructives, adaptables afin d’encourager l’innovation tout en protégeant les créateurs.

Benjamin Martin Tardivat

Benjamin Martin-Tardivat

Avocat spécialiste du droit de la propriété intellectuelle 

Conseiller et responsable de la souveraineté et la protection des données de iDFrights

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