En Suisse, la société civile s’empare des nouveaux droits numériques pour protéger les élèves. Des alliances inattendues entre les associations de parents d’élèves et les milieux informatiques voient le jour.
Le droit à l’intégrité numérique a été adopté le 18 juin 2023 à Genève par plus de 94% de oui lors d’un référendum. Il est aujourd’hui consacré dans la Constitution cantonale. Ce droit fondamental s’accompagne du droit à l’oubli, le droit à la sécurité dans l’espace numérique ainsi que du droit à la vie hors ligne. C’est surtout le droit à la vie hors ligne qui a été évoqué lors des débats. En 2025, nous assistons aux premiers effets très concrets de la mise en œuvre de ce droit.
L’école fait face à un défi immense, celui de l’émergence de la société numérique. Face à cette transition déjà bien actée, ni les parents d’élèves, ni les enseignants n’ont bénéficié d’éducation au numérique. Chacun fait donc de son mieux. Mais un paradoxe apparaît. D’un côté, une grande partie des parents sont inquiets, prudents, face à cette déferlante technologique qui modifie les comportements et captent l’attention de leurs enfants. De l’autre côté, les enseignants sont conscients que la vie adulte de leurs élèves sera déterminée par leur capacité à maîtriser les outils numériques. Les écoles ont alors investi des moyens considérables dans l’apprentissage du numérique notamment avec un équipement important. Les programmes ont été adaptés, pas toujours au goût des spécialistes du numérique. Mais face à l’utilisation de plus en plus importante du numérique dans les écoles, les parents se sont organisés.
De nombreuses associations de parents d’élèves ont vu le jour. A Genève, l’association « Réfléchissons à l’usage du numérique et des écrans – RUNE-Genève », est née en 2021. Elle est constituée de professionnels provenant des domaines de l’enseignement, de l’informatique, du social, de la santé, dont certains sont des parents d’élèves. L’Association a pour but de mener des réflexions autour des nouvelles technologies numériques, afin de contribuer au débat démocratique autour de ces dernières. Elle souhaite initier ou soutenir tout projet en lien avec une réflexion, une sensibilisation et un accompagnement autour des technologies numériques et des écrans.
Mais cette association s’est vite confrontée au système éducatif du Canton de Genève. De par son approche « anti-écran », elle a été perçue comme étant anti-technologique voire rétrograde, suscitant la méfiance du corps enseignant. Sa première action a été la demande d’un moratoire pour la fourniture de tablettes informatiques pour les élèves du primaire. L’action est relayée au parlement cantonal, la classe politique est divisée, des frustrations émergent. L’impact réel de l’action demeure symbolique.
Mais en 2024, l’association mène une nouvelle action. Elle lance la collecte de signatures pour une pétition pour le respect par l’État de Genève de l’intégrité numérique dans l’éducation. La demande est toute autre, il ne s’agit pas de freiner l’apprentissage du numérique, mais d’imposer une vision différente de l’apprentissage. Cette vision est façonnée par la volonté du respect de l’intégrité numérique des élèves, une notion qui n’existait pas encore dans le débat public deux ans auparavant. Suite au vote populaire, l’association exige que l’État de Genève applique ce droit sans plus tarder aux élèves de l’enseignement public.
Pour ce faire, l’État de Genève doit informer et communiquer clairement le nom des fournisseurs et les conditions d’utilisations aux élèves et aux parents, ainsi que demander l’autorisation des parents avant la création d’un quelconque compte en ligne pour les élèves mineurs ; privilégier les entreprises régionales ou nationales respectant le droit à l’intégrité numérique et ne pratiquant aucune sorte de surveillance ; cesser de recourir aux services d’entreprises ne respectant pas la vie privée des utilisateurs ou utilisant des techniques de manipulation visant à rester en ligne le plus longtemps possible ; imposer l’utilisation des formats de fichiers ouverts et préférer les logiciels libres aux versions propriétaires, que ce soit au sein de l’administration ou dans le cadre du cursus de formation des élèves ; établir des directives claires concernant l’usage responsable et éthique des outils numériques ; énoncer systématiquement et intégralement les devoirs en classe avant de les notifier en ligne.
Les demandes sont intéressantes et mettent l’accent sur une vision différente du numérique. La pétition attire des soutiens inattendus. Infomaniak, une entreprise genevoise qui s’est spécialisée dans la fourniture de services informatiques cloud, respectueux des données personnelles, envoie une newsletter à ses clients leur demandant de soutenir la pétition. Le Groupe des Utilisatrices & Utilisateurs Linux de l’Université de Genève soutient également la démarche sur son site internet. La volonté de vouloir protéger l’intégrité numérique des élèves a eu pour effet de réunir derrière les mêmes revendications, les parents « anti-écrans » et les geeks informaticiens locaux. Une alliance improbable et inattendue.
Il n’en fallait pas moins pour que le Département de l’instruction publique du Canton de Genève, révèle dans la presse, vouloir déterminer si un prestataire local peut fournir une offre qui couvre les fonctionnalités proposées pour prendre la suite de Microsoft. Entre la votation sur le droit à l’intégrité numérique, l’annonce du département, la pétition et le soutien des entrepreneurs locaux, le moment semble propice pour imposer une nouvelle vision du numérique à l’école.
La mise en œuvre du droit à l’intégrité numérique aura permis de rassembler les promoteurs d’une société numérique différente que celle offerte gratuitement en échange de nos données et de notre utilisation des plateformes des géants du numérique. Depuis l’adoption du droit à l’intégrité numérique par d’autres Cantons suisses et la Métropole de Strasbourg, il ne fait pas de doute que ce droit permettra de mobiliser d’autres associations et donnera la chance à l’enseignement de modifier profondément la manière d’apprentissage du numérique pour les enfants.

Alexis Roussel
Directeur des Opérations Nym Technologie SA
Membre du Conseil d’Orientation stratégique iDFrights
Liens :
- L’association Rune https://rune-geneve.ch
- La pétition https://rune-geneve.ch/petition-integrite-numerique
- La Constitution genevoise https://silgeneve.ch/legis/data/rsg_a2_00.htm
- Newsletter d’Infomaniak https://newsletter.infomaniak.com/v3/campaigns/747996/preview?signature=63330eefb41b29c2c586dfd7c96c4b18c1c4622c79bbedcbd065b7cbb93732b8
- Groupe des Utilisatrices & Utilisateurs Linux de l’UniGE (Université de Genève) https://gulu-unige.ch/news-ailleurs/petition-integrite-numerique-dans-leducation
- Le Temps, A Genève, l’école secondaire pourrait bientôt s’affranchir de Google https://www.letemps.ch/cyber/donnees-personnelles/exclusif-a-geneve-l-ecole-secondaire-pourrait-bientot-s-affranchir-de-google