Le rapport remis le 9 septembre 2024, à Bruxelles, par Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à l’aube de son deuxième mandat, s’intitule : L’avenir de la compétitivité européenne (titre originel : The future of European competitiveness*).
Il n’est pas exagéré de considérer que le rapport Draghi est aussi important que le rapport du comité dirigé par Jacques Delors en 1989 sur l’union économique définie par la réunion de quatre éléments : un marché unique à l’intérieur duquel les personnes, les biens, les services et les capitaux peuvent circuler librement ; une politique de concurrence et d’autres mesures visant à renforcer les mécanismes de marché ; des politiques communes visant à l’ajustement structurel et au développement régional ; et une coordination de la politique macro-économique comprenant des règles contraignantes en matière budgétaire. Le rapport recommande l’attribution de la responsabilité de la politique monétaire unique à une nouvelle institution, une banque centrale européenne. L’Union européenne actuelle est l’héritière directe des préconisations de ce rapport. Il est vrai que Jacques Delors, président de la Commission européenne depuis 1985, était en mesure de les mettre directement en œuvre, avec l’appui décisif de François Mitterrand et d’Helmut Kohl, d’autant plus que la reconfiguration géopolitique du continent européen imposait d’accélérer l’intégration économique des pays démocratiques.
Le rapport Draghi change d’échelle : non plus l’UE et le continent, mais le vaste monde marqué par la rivalité sino-américaine dont la maîtrise des technologies constitue l’arsenal et la base de la sécurité économique. Draghi ne préside pas la Commission ; il ne dispose pas des mêmes soutiens politiques que Delors en son temps, sauf en Espagne, alors que le montant des efforts d’investissements requis et annoncés a suscité de fortes critiques aux Pays Bas et divisé la coalition au pouvoir en Allemagne et en Italie. Pas de commentaire officiel en France sauf de la part d’un député européen (Bernard Guetta).
Voici la synthèse réalisée par le Secrétariat général des affaires européennes (le SGAE est chargé, sous l’autorité du Premier Ministre, de la coordination interministérielle pour les affaires européennes ; son rôle est de garantir la cohérence et l’unité de la position française au sein de l’Union européenne et de l’OCDE). Ce n’est pas une prise de position.
Recommandations principales : le rapport de Draghi propose trois axes principaux pour réformer et relancer la croissance durable : innover et combler le retard technologique ; avoir un plan commun pour la décarbonation et la compétitivité ; renforcer la sécurité et réduire les dépendances. Plus en détail, le rapport formule 170 propositions. Voici certaines propositions phares selon le SGAE.
- Accroître l’innovation : doubler le budget du programme-cadre de recherche et d’innovation pour le porter à 200 milliards d’euros sur 7 ans et créer une agence européenne pour l’innovation de rupture.
- Harmonisation juridique : créer un nouveau statut d’« entreprise européenne innovante » et unifier le droit des sociétés pour favoriser la croissance des start-ups.
- Développement de l’Intelligence artificielle : investir dans l’intelligence artificielle dans 10 secteurs stratégiques (automobile, énergie, santé, etc.).
- Transition écologique : réformer le marché de l’électricité et découpler la rémunération des énergies renouvelables et du nucléaire de celle des combustibles fossiles.
- Souveraineté stratégique : créer une plateforme pour sécuriser les approvisionnements en matières premières critiques.
- Simplification administrative : nommer un commissaire européen à la simplification.
Le rapport Draghi comprend deux parties : une stratégie de compétitivité pour l’Europe ; analyse approfondie et recommandations (dix politiques sectorielles et cinq politiques transversales). Dans la deuxième partie, la première section liste dix politiques sectorielles énergie ; matériaux critiques ; digitalisation et technologies de pointe ; industries à forte intensité énergétique ; technologies vertes ; industrie automobile ; défense ; spatial ; industrie pharmaceutique ; transports. La deuxième section décrit les politiques transversales : accélérer l’innovation ; combler le déficit de compétences ; soutenir l’investissement ; remettre à plat la concurrence ; renforcer la gouvernance de l’UE.
Le rapport fait donc toute sa place – 24 pages – aux enjeux de numérisation et de technologies avancées en insistant sur les réseaux à haut débit/capacité, l’informatique et l’intelligence artificielle et les semi-conducteurs, avec dans les trois un état des lieux, des objectifs et des recommandations.
« Face à leurs homologues américains et asiatiques, les acteurs technologiques de l’UE manquent actuellement d’envergure pour soutenir la R&D et déployer des investissements dans les télécommunications, les services en nuage, l’IA et les semi-conducteurs. Dans le cadre de la stratégie de compétitivité de l’Europe pour la décennie à venir, les politiques et initiatives en matière de numérisation et de technologies avancées, soutenues par un financement public et privé important, doivent être priorisées dans trois domaines :
– Réseaux à haut débit/capacité et équipements et logiciels connexes (c’est-à-dire réseaux fixes, sans fil et satellitaires/hybrides) pour permettre la connectivité et distribuer des services numériques sécurisés, omniprésents et durables essentiels aux citoyens et aux entreprises de l’UE.
– Informatique et IA, c’est-à-dire l’infrastructure, les plateformes et les technologies avancées nécessaires au développement autonome et à l’extension des services numériques, permettant aux entreprises d’innover, d’accroître leur productivité et de monter en gamme, notamment en ce qui concerne l’informatique en nuage, l’informatique à haute performance et l’informatique quantique, ainsi que l’IA et ses applications industrielles.
– Les semi-conducteurs, qui constituent un moteur et un catalyseur essentiels de la chaîne de valeur de l’électronique et un élément stratégique de la sécurité et de la puissance industrielle de l’Europe dans tous les secteurs ».
*Retrouvez l’intégralité du rapport en lien ici (uniquement disponible en anglais).
Extraits
(Traduction de l’auteur)
Partie 2, section 1, chapitre 3 (pages 67 et 68)
La compétitivité de l’UE dépendra de plus en plus de la numérisation de tous les secteurs et de l’acquisition d’atouts dans les technologies avancées, qui stimuleront l’investissement et la création d’emplois et de richesses. En 2021, le secteur des TIC représentait environ 5,5 % du PIB de l’UE (718 milliards d’euros de valeur ajoutée brute) et près de 4,5 % de l’emploi dans l’économie des entreprises (6,7 millions de salariés), la contribution des services TIC étant supérieure à celle de l’industrie manufacturière.
Au-delà de la taille du secteur des TIC lui-même, la numérisation dans l’UE joue un rôle clé dans tous les secteurs de l’industrie et des services en termes de compétitivité des coûts (gains d’efficacité et de productivité) et, de plus en plus, d’innovation et de qualité des produits et services.
La numérisation et le déploiement de l’intelligence artificielle (IA) sont également essentiels à la capacité des administrations publiques à fournir des biens publics européens, par exemple dans les domaines de la santé, de la justice, de l’éducation, de la protection sociale, de la mobilité et de la protection de l’environnement. Elles peuvent, en outre, contribuer à réduire le coût des services publics et aider à maximiser le soutien aux entreprises. Toutefois, pour tirer parti des avantages de la numérisation et des technologies avancées pour la compétitivité de l’UE, il faut disposer d’infrastructures de pointe (notamment des réseaux à haut débit omniprésents et à grande vitesse et des capacités d’informatique en nuage) et renforcer les compétences numériques des employés et des citoyens.
La numérisation et les technologies avancées peuvent également contribuer à l’autonomie stratégique ouverte de l’Europe. L’intensification de la concurrence géopolitique et les politiques industrielles agressives des pays tiers en matière d’exportations riches en technologies réduisent la sécurité des importations de l’UE en matière de technologies critiques (par exemple, les semi-conducteurs) et d’intrants (par exemple, les matières premières critiques).
Il est essentiel de rétablir la sécurité des chaînes d’approvisionnement en technologies critiques en renforçant les capacités et les atouts de l’UE sur l’ensemble de la chaîne de valeur en termes de produits finis et de plateformes de services. En outre, la « perte de valeur des données » (c’est-à-dire la quantité de données de l’UE transférées vers des pays tiers) est aujourd’hui estimée à 90 %, avec un risque à long terme de perte de savoir-faire industriel. Cette question doit être abordée, en particulier à la lumière du rôle crucial des données dans les développements numériques.
La numérisation peut également contribuer à la décarbonisation de l’Europe et à sa transition vers une consommation nette nulle d’ici à 2050. La connexion de technologies avancées, telles que l’internet des objets (IoT) et les capteurs à distance, la fabrication additive et la maintenance prédictive, présente un grand potentiel pour promouvoir l’économie circulaire et les économies d’énergie.
Il est important de noter que la numérisation peut contribuer à rendre le modèle social européen plus solide et plus équitable, en particulier dans les domaines clés de l’éducation et de la santé publique. Dans un contexte de diminution du nombre d’heures travaillées par habitant au cours des dernières décennies et de vieillissement de la population, la numérisation des services publics peut atténuer les faiblesses démographiques et contribuer à renforcer la résilience socio-économique et la fourniture de services de santé et d’éducation essentiels, préservant ainsi le niveau de vie. Compte tenu des risques élevés de déplacement de l’automatisation, les compétences numériques sont également essentielles pour garantir la préservation d’emplois de qualité, car les progrès technologiques entraînent des changements rapides dans les compétences analytiques, critiques et de leadership nécessaires pour l’avenir, au-delà de l’enseignement technique et de la R&D vi. En substance, la numérisation des services publics peut stimuler les gains d’efficacité, de portée et de profondeur d’une manière juste et équitable pour tous les citoyens de l’UE.
Le modèle industriel de l’UE, basé jusqu’à présent sur les importations de technologies de pointe et les exportations des secteurs de l’automobile, de la mécanique de précision, de la chimie, des matériaux et de la mode, ne reflète pas le rythme actuel du changement technologique. Étant donné que 70 % de la nouvelle valeur créée dans l’économie mondiale au cours des dix prochaines années sera numérique, le risque de perte de valeur pour l’UE ne cesse d’augmenter. Alors que l’UE dépend des pays tiers pour plus de 80 % de ses produits, services, infrastructures et propriété intellectuelle (PI)viii, d’autres pays ont fait évoluer leur modèle économique vers les TIC depuis la première révolution de l’internet au début des années 2000, une tendance qui s’est accélérée depuis la révolution de l’IA en 2019. Par exemple, l’IA générative a le potentiel d’améliorer les opérations gouvernementales en automatisant les tâches, en améliorant la prise de décision et en personnalisant les services publics afin d’améliorer leur productivité générale.
Entre 2013 et 2023, la part de l’UE dans les recettes mondiales des TIC a chuté de 22 % à 18 %, tandis que celle des États-Unis a augmenté de 30 % à 38 % et celle de la Chine de 10 % à 11 %. L’UE souffre d’une capacité limitée à bénéficier de la dynamique du « gagnant prend le plus », des effets de réseau et des économies d’échelle dans les technologies clés – à l’exception des matériaux de nouvelle génération et des technologies propres. On estime que le développement d’un leadership dans toutes ces technologies clés représente une valeur ajoutée pour les entreprises comprise entre 2 000 et 4 000 milliards d’euros d’ici à 2040.
Texte original
The EU’s competitiveness will increasingly depend on the digitalisation of all sectors and on building strengths in advanced technologies, which will drive investment, job and wealth creation. In 2021, the ICT sector represented around 5.5% of the EU’s GDP (EUR 718 Bn of gross value added) and close to 4.5% of its business economy employment (6.7 million employed) i, with ICT services contributing more than ICT manufacturing.
Beyond the size of the ICT sector itself, digitalisation in the EU plays a key role in all industrial and service sectors in terms of both cost competitiveness (efficiency and productivity gains), and increasingly of innovation and the quality of products and services.
Digitalisation and the deployment of artificial intelligence (AI) are also essential to the ability of public administrations to deliver European public goods, for example in the field of health, justice, education, welfare, mobility and environmental protection. They can, in addition, contribute to reducing the cost of public services and help to maximise support to businesses. However, seizing the benefits of digitalisation and advanced technologies for the EU’s competitiveness requires state-of-the-art infrastructure (including ubiquitous, high-speed broadband networks and cloud computing capabilities) and strengthening employees’ and citizens’ digital skills.
Digitalisation and advanced technologies can also contribute to Europe’s open strategic autonomy. Heightened geopolitical competition and third countries’ aggressive industrial policies on tech-rich exports are reducing the security of the EU’s imports of critical technologies (e.g. semiconductors) and inputs (e.g. critical raw materials).
It is essential to restore the security of supply chains for critical technologies by strengthening the EU’s capabilities and assets across the entire value chain in terms of end products and service platforms. Moreover, the ‘data value loss’ (i.e. the amount of EU data transferred to third countries) is today estimated at 90%, with a long-term risk of loss of industrial know-how. This issue needs to be addressed, especially in light of the crucial role of data in digital developments.
Digitalisation can also contribute to Europe’s decarbonisation and transition to net-zero by 2050. Connecting advanced technologies, such as the internet of things (IoT) and remote sensors, additive manufacturing and predictive maintenance has great potential to promote the circular economy and energy savings iv
Importantly, digitalisation can help to make Europe’s social model more robust and fairer, especially in the key areas of education and public health. In a context of declining hours worked per capita in past decades and population ageing, the digitalisation of public services can mitigate demographic weaknesses and contribute to enhancing socioeconomic resilience and delivery of essential health and education services, preserving living standards. In light of the high risks of automation displacement v, digital skills are also key to ensuring the preservation of quality jobs as technological progress entails fast changes in the analytical, critical and leadership competencies needed for the future, beyond pure technical education and R&D. In essence, digitisation of public services can stimulate gains in efficiency, reach and depth in a fair and just way for all EU citizens.
The EU’s industrial model, so far based on imports of advanced technologies and exports from the automotive, precision mechanics, chemical, materials and fashion industries, does not reflect the current pace of technological change. As 70% of the new value created in the world economy in the next ten years will be digitally enabled, the risk of value loss for the EU keeps increasing. While the EU relies on third countries for over 80% of its digital products, services, infrastructures and intellectual property (IP)viii, other shifting their economic model towards ICT since the first internet revolution of the early 2000s, a trend accelerated since the 2019 AI revolution.
For instance, there is potential for generative AI to enhance government operations by automating tasks, improving decision-making, and personalising public services to improve their general productivity.
From 2013 to 2023, the EU’s share of global revenues in ICT dropped from 22% to 18%, while the US’ share increased from 30% to 38%, and China’s from 10% to 11%. The EU suffers from limited capacity to benefit from ‘winner takes most’ dynamics, network effects and economies of scale in key technologies – except for next generation materials and clean technologies. Developing leadership in all these key technologies is estimated to be worth between EUR 2 trillion and EUR 4 trillion in corporate added value by 2040.
Michel Foucher
Géographe et diplomate, essayiste
Membre du Conseil d’Orientation Stratégique de l’iDFrights