Il est urgent de changer notre relation aux machines – par Marin De Nebehay
7 avril 2023

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Alerte maximale ! Chat-GPT 4 vient d’être mis en ligne. Des millions d’utilisateurs ont déjà adopté la version précédente de ce nouveau chatbot capable de rapidement coder un programme informatique, rédiger une dissertation académique ou écrire les épisodes d’une série télévisée en quelques secondes 1. Ses performances sont si impressionnantes qu’il menace de faire disparaître prochainement des pans entiers de la classe créative (médecins, avocats, professeurs, journalistes, manageurs et programmeurs) 2. Pourquoi faire encore appel à l’expertise d’un humain alors qu’une intelligence artificielle permet d’obtenir instantanément une réponse pertinente à un problème complexe ?

 GPT performance on academic and professional exams. In each case, we simulate the conditions and scoring of the real exam. Exams are ordered from low to high based on GPT-3.5 performance. GPT-4 outperforms GPT-3.5 on most exams tested. To be conservative we report the lower end of the range of percentiles, but this creates some artifacts on the AP exams which have very wide scoring bins. For example although GPT-4 attains the highest possible score on AP Biology (5/5), this is only shown in the plot as 85th percentile because 15 percent of test-takers achieve that score.

Source : GPT-4 Technical Report, Open IA, https://openai.com/research/gpt-4

Les magnats du numérique (Elon Musk, Bill Gates, Ray Kurzweil) qui craignent la singularité technologique vont en profiter pour nous présenter les intelligences artificielles comme des menaces contre lesquelles il faut se prémunir en s’augmentant intellectuellement grâce à la technologie (implants cérébraux), à la biologie (modifications génétiques) ou à la chimie (traitements médicamenteux). D’ailleurs, les fonds d’investissements Bezos Expeditions (Jeff Bezos), Gates Frontier (Bill Gates) et Khosla Ventures (Vinod Khosla) viennent d’investir 75 millions de dollars dans des implants cérébraux 3 …

Ils se trompent en pensant l’informatique comme une bataille entre une perfection numérique fantasmée et une supposée imperfection organique. Ils devraient plutôt réfléchir au fait que l’informatique fonctionne d’une manière similaire à celle des organismes vivants. D’une part, parce que l’informatique fonctionne avec des semi-conducteurs capables de diffuser des flux d’énergie porteurs d’informations améliorables à chaque nouvelle génération. D’autre part, parce que le vivant fonctionne grâce à des protéines capables de diffuser des flux d’énergie porteurs d’informations améliorables à chaque nouvelle procréation. Il est donc possible d’établir une synergie vertueuse entre l’informatique et les organismes vivants 4.

Aujourd’hui, notre vision dominatrice du monde rend impossible la construction d’un tel édifice. D’une part, parce que notre consommation effrénée de la nature engendre des catastrophes environnementales toujours plus menaçantes (zoonose, mégafeux, fonte du pergélisol).

D’autre part, parce que notre conception extractiviste de l’informatique aliène notre humanité (haine sur les réseaux sociaux, effondrement cognitif, misère sexuelle). En résumé, notre rapport actuel au monde génère une entropie grandissante dont la victime finale sera certainement l’humanité.

En 2003, Donna Haraway 5 invente la notion « d’espèces compagnes » pour désigner « la manière dont deux espèces différentes peuvent se montrer capables d’ajuster mutuellement leurs comportements, de tisser des liens affectifs et de partager une existence commune » 6. Depuis, elle nous invite à mettre fin à la séparation que nous faisons entre « l’animal » et « l’humain » pour lui préférer une distinction entre « acteur social humain » et « acteur social non-humain ». En jouant avec sa chienne Cayenne, Haraway a compris que leur expérience commune du jeu leur permettait de devenir des partenaires symbiotiques capables de s’unir pour atteindre un objectif commun (en l’occurrence, gagner). C’est également le cas des primatologues qui arrivent à nouer des relations profondes avec des chimpanzés en interagissant avec eux afin que les primates les intègrent dans leur communauté. Pourquoi ne pas faire de même avec les intelligences artificielles ? On pourrait les considérer comme de nouveaux « acteurs sociaux techniques » capables d’interagir avec nous via différents moyens (jeux, conversations, musiques) pour nous aider à bâtir un futur souhaitable respectueux de « l’umwelt 7 » de tous (humains, animaux, machines).

C’est ce qu’a fait le programme Yellowstone to Yukon (Y2Y) en réussissant à fabriquer un « corridor écologique » né de la coopération des animaux (loups, ours), des machines (satellites, balises) et des humains (chercheurs, habitants) 8.

 

 Source : https://y2y.net/work/our-impact/

Nous sommes à l’aube d’une bascule technologique qui va nous forcer à choisir notre camp. Nous pouvons très bien continuer de construire un monde où des intelligences artificielles globales finiront par encapsuler chaque moment de notre vie. Nous pouvons aussi bifurquer en quittant l’époque des « modernes » qui réduisent tout aux calculs pour enfin entrer dans celle des « terrestres » qui pensent au-delà d’eux-mêmes 9. Dans Ways of Being : Beyond Human Intelligence, James Bridle écrit : « Il y a d’autres moyens pour faire de la technologie, comme il y a d’autres moyens pour faire de l’intelligence et de la politique. » 10. Il devient urgent de les tester !

1 Vous aussi, vous pouvez le tester sur : https://openai.com/blog/chatgpt/

2 Concept inventé par Richard Florida. Pour en savoir plus : Sébastien Chantelot, « La thèse de la « classe créative » : entre limites et développements », Géographie, économie, société, vol. 11, no. 4, 2009, pp. 315-334.

3 Leïla Marchand, « Jeff Bezos et Bill Gates parient sur les implants cérébraux avec Synchon », Les Échos, [Consulté en ligne le 1er janvier 2023] sur https://www.lesechos.fr/tech-medias/hightech/jeff-bezos-et-bill-gates parient-sur-les-implants-cerebraux-avec-synchron-1889742

4 Mark Alizart, Informatique céleste, PUF, 2017 – Dans son livre, l’auteur reprend la même idée pour défendre la théorie selon laquelle l’ordinateur est une modélisation du vivant.

5 Donna Haraway est née le 6 septembre 1944 à Denver (Colorado) aux États-Unis. Elle est professeure émérite au département de sciences humaines de l’université de Californie à Santa Cruz. Elle a été titulaire de la chaire d’histoire de la conscience et des études féministes.

6 Benoît Peuch, « Donna Haraway, Quand les espèces se rencontrent », Les comptes rendus, mis en ligne le 12 novembre 2021 [Consulté en ligne le 17 décembre 2022] sur https://journals.openedition.org/lectures/52324#quotation

7 Pour Jakob von Uexküll et Thomas A. Sebeok, l’umwelt désigne l’environnement sensoriel propre à une espèce ou un individu. Ce concept est à la croisée des chemins entre la biologie, la communication et la sémiotique chez l’animal humain et non-humain. Lire : Wolf Feuerhahn, « Du milieu à l’Umwelt : enjeux d’un changement terminologique », Revue philosophique de la France et de l’étranger, vol. 134, no. 4, 2009, pp. 419-438.

8 Hubert Guillaud, Renverser nos intelligences, 6 septembre 2022 [Consulté en ligne 24 décembre 2022] sur https://hubertguillaud.wordpress.com// Article portant sur le livre de James Bridle, Ways of Beyond Human Intelligence, Allen Lane, 2022.

9 Bruno Latour, Où atterrir ?, La Découverte, 12 octobre 2017

10 Hubert Guillaud, Renverser nos intelligences, 6 septembre 2022 [Consulté en ligne 24 décembre 2022] sur https://hubertguillaud.wordpress.com// Article portant sur le livre de James Bridle, Ways of Beyond Human Intelligence, Allen Lane, 2022.

Marin De Nebehay

Marin De Nebehay

Directeur des études et membre du comité-experts « affaires européennes » de l’IDFRights
Étudiant INSP (ENA), promotion « Ludwig van Beethoven ».

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