Le Brevet Européen à effet unitaire : un instrument majeur au service des entreprises innovantes
5 juin 2023

Après des décennies de tentatives infructueuses, l’Union européenne va enfin se doter d’un instrument majeur au service des entreprises innovantes : le Brevet Européen à effet unitaire. Ce premier juin 2023 est à marquer d’une pierre blanche : à compter de cette date, les entreprises innovantes se verront offrir la possibilité de protéger leurs inventions par un brevet européen à effet unitaire, délivré par l’Office européen des brevets (OEB) lequel agira comme guichet unique pour sa validation et son maintien en vigueur. Pour rappel, avant cette réforme, les brevets européens délivrés par l’OEB devaient être validés et maintenus en vigueur individuellement dans chaque Etat membre où leurs détenteurs entendaient protéger leurs inventions. Du fait des coûts administratifs et de conseils particulièrement élevés, les brevets européens n’étaient généralement validés et maintenus que dans un nombre limité d’Etat ; en moyenne 4. Désormais, à un coût particulièrement attractif correspondant aux taxes annuelles combinées dues dans 4 des Etats membres où les brevets européens ont été validés le plus souvent – l’année 2015 ayant été prise comme année de référence – le brevet européen à effet unitaire produira immédiatement ses effets sur le territoire de 17 Etats membres ayant également ratifié la Convention créant la Juridiction Unifiée du Brevet (JUB) dont la division centrale aura son siège à Paris.

Comment mieux célébrer les 30 ans du Marché Unique – cet espace sans frontière intérieure sur lequel les quatre libertés fondamentales de l’Union européenne doivent s’exercer sans entrave – que de remédier à sa fragmentation ? Dans des économies modernes fondées sur la connaissance, laisser un droit intangible aussi essentiel que le brevet constituer un obstacle au bon fonctionnement du marché intérieur était pour beaucoup et notamment les utilisateurs du système européen des brevets un archaïsme incompréhensible. La compétition mondiale et le besoin d’attirer les investissements rendaient indispensable que des solutions soient trouvées et des outils appropriés soient mis en place. Et s’agissant du brevet européen à effet unitaire, même si conceptuellement sa création était déjà envisagée dans le cadre de la Convention sur le Brevet européen dont nous allons fêter les 50 ans cette année (encore un anniversaire !) la construction juridique qui le fonde aujourd’hui est elle-même particulièrement innovante à au moins deux égards : d’une part parce que pour la première fois dans son histoire l’Union européenne a eu recours au système de la coopération renforcée afin d’améliorer le fonctionnement du marché intérieur mais aussi, d’autre part, parce que le fonctionnement du système dans son ensemble repose sur le rôle essentiel dévolu à deux organisations internationales distinctes de l’Union européenne que sont l’Organisation européenne des Brevets et la Juridiction Unifiée du Brevet.

S’agissant du recours à la coopération renforcée, elle n’est pas en tant que telle une nouveauté : le système monétaire européen (1979) ou encore l’espace Schengen (1997) étaient en quelque sorte des coopérations renforcées avant l’heure. Les élargissements successifs de l’Union européenne, les scories de la méthode inter-gouvernementale propre aux organisations internationales qui marquent encore certains domaines de compétence de l’Union européenne avaient rendu nécessaire de mettre à disposition des Etats membres qui souhaitaient atteindre un degré d’intégration plus élevé dans certains domaines, un cadre juridique approprié qui prendra le nom de coopération renforcée. Prévu par le Traité d’Amsterdam (1997) puis étendu à d’autres domaines par le Traité de Lisbonne (2009), des coopérations renforcées avaient déjà vu le jour, notamment en matière de conflits de loi. Toutefois, ce mécanisme n’avait encore jamais été utilisé pour lever une barrière au marché intérieur. Face à l’opposition de certains Etats membres concernant le régime linguistique applicable au brevet unitaire (sujet hautement sensible qui avait déjà été une des causes de certain des échecs précédents), l’idée de recourir à une coopération renforcée s’est petit à petit imposée comme la seule option. Ainsi, et même si au début de cette aventure, le brevet à effet unitaire ne couvrira concernera que 17 Etats membres, il pourra potentiellement concerner, à terme, les 25 Etats membres participants à cette coopération renforcée.

S’agissant du rôle dévolu à l’Organisation Européenne de brevets et à la Juridiction unifié du brevet qui a été créée spécifiquement pour connaître des litiges en la matière, cela découlait tout simplement du bon sens. En effet, du point de vue qualitatif, il est communément reconnu que l’Office européen des brevets – bras exécutif de l’Organisation européenne des brevets – délivrent des titres d’une très grande qualité. L’excellence de ses rapports de recherche, de son analyse technique et plus généralement de ses examinateurs en font un des meilleurs offices au monde. Il représente en tant que tel une ressource unique sur laquelle il était absolument nécessaire et judicieux de s’appuyer pour l’économie générale du système car en fait le brevet unitaire est une nouveauté qui n’en est pas vraiment une. Ou peut-être, pour paraphraser le jargon de brevet, il s’agit simplement d’une innovation progressive puisqu’il n’est rien d’autre qu’un brevet européen auquel un certain nombre d’Etats membres de l’Union, dans le cadre de cette coopération renforcée, ont décidé d’attribuer un effet unitaire. Il a donc toutes les caractéristiques qualitatives d’un brevet européen classique auquel s’ajoute l’effet unitaire c’est-à-dire une validation automatique des effets des brevets sur le territoire de tous les Etats membres participants.

Cependant, la création d’une Juridiction Unifiée du brevet (JUB) créée par une convention internationale fondée sur le droit commun des traités représente pour sa part la véritable innovation de ce nouveau système ; et cela à plusieurs égards. En premier lieu, sa création est une réponse pragmatique aux besoins exprimés par les utilisateurs du système européen des brevets. Pour ces derniers en effet, il fallait penser le système du brevet unitaire dans sa globalité à savoir de sa délivrance à la gestion des litiges. Ne se focaliser que sur la délivrance du titre en perdant de vue le besoin de créer également la sécurité juridique nécessaire à l’utilisation de ce nouvel instrument ne l’aurait pas rendu attractif. Il ne faut pas oublier en effet que les coûts du brevet ne se limitent pas seulement à son obtention mais aussi et surtout à sa défense. Ainsi, si aujourd’hui une entreprise fait valider son brevet dans 4 Etats différents, elle doit aussi potentiellement faire face au coût de litiges potentiels devant 4 juridictions différentes. Certes, les coûts d’un contentieux dépendent de la complexité de l’affaire et il n’y aura pas nécessairement des litiges dans toutes les juridictions. Toutefois, quand on sait (ainsi que cela apparaît dans une étude de 2014 de la Direction Générale de la compétitivité de l’industrie) que le coût moyen d’un contentieux se situait, en France, entre 80.000 et 150.000, on comprend aussi que le risque d’être attrait devant plusieurs juridictions représente un risque financier majeur notamment pour une PME.

Sans compter également qu’il n’existe aucune garantie que les juridictions saisies rendent toutes des décisions allant dans le même sens. La création de la JUB est un élément novateur qui a démontré la capacité de la Commission européenne puis du législateur européen à mettre au centre du système ceux pour qui il était créé et qui ont fini par le défendre contre vents et marées.

Il ne faut pas oublier en effet qu’entre le moment où les bases de ce qui va devenir la réforme sur le brevet européen à effet unitaire ont été jetées et aujourd’hui, le chemin fut loin d’être un parcours de santé : entre la multiplicité des recours contre le recours à la coopération renforcée devant la Cour de Justice de l’Union, le Brexit, les recours en inconstitutionnalité devant les juridictions nationales pour ne parler que de ceux-ci, la réforme dont tout le monde se félicitera demain fut l’objet de multiples attaques. S’il n’est pas surprenant que certaines professions qui ont prospéré sur la fragmentation du marché y ont vu des pertes de revenus, d’autres ont tout simplement critiqué le système le considérant comme une abomination. Un titre de l’Union européenne fondée sur une coopération renforcée dont la délivrance et la défense reposent sur des organisations internationales indépendantes et distinctes de l’Union européenne a représenté pour beaucoup une anomalie; un précédent à ne pas répéter car incompatible avec l’idée même de la méthode communautaire selon laquelle tous les Etats membres avancent ensemble simultanément dans le cadre strict des instruments et des organismes de l’Union européenne. Cette forme de conservatisme intellectuel a poussé certains à alimenter les polémiques stériles en espérant que cela conduirait à l’abandon du projet le plus abouti en la matière.

Depuis des décennies, la Communauté européenne puis l’Union européenne sont arrivées à la conclusion que plus le nombre d’Etats membres augmenté plus il devenait compliqué d’évoluer ensemble et au même rythme dans tous les domaines de compétences partagées de l’Union européenne. Entre systèmes de opt-out et propositions législatives réduites de moins en moins ambitieuses parce que réduites à leur plus petit dénominateur commun, la méthode communautaire avait déjà démontré ses limites ; d’où la nécessité de prévoir d’autres mécanismes comme la coopération renforcée. Il fallait un certain courage politique pour y recourir afin de contourner l’opposition de certains Etats membres arc-boutés sur des considérations d’un autre âge qui avaient d’ailleurs conduit aux échecs précédents ; oubliant en passant l’intérêt collectif à savoir la défense des entreprises européennes dans une économie mondialisée de plus en plus concurrentielle. Il fallait pouvoir penser en dehors des cadres et avoir une approche créative du droit et des instruments juridiques à disposition pour concevoir une architecture qui peut apparaître complexe mais qui découle du bon sens. Car en effet, pour les chantres de l’approche communautaire traditionnelle il aurait été préférable de créer ex nihilo une organisation propre à l’Union européenne ou, au pire, que l’Union européenne en tant que telle adhère à la Convention sur le Brevet européenne et devienne ainsi membre à part entière de l’OEB au remplaçant du même coup les 27 Etats membre de l’Union. Quant aux litiges ceux-ci auraient dû être de la seule compétente de la Cour de Justice de l’Union européenne. S’agissant du premier point, le choix de l’OEB était dicté aussi bien par la raison que par la nécessité : l’OEB dispose à ce jour de la meilleure expertise et des meilleurs examinateurs et délivre des brevets d’une qualité mondialement reconnue. La création d’une structure alternative aurait été une aberration. Quant à l’adhésion de l’Union à la Convention, cette route était politiquement tout bonnement impraticable. Pour ce qui est enfin de la compétence de la Cour de Justice de l’Union européenne, il s’agissait là aussi d’une voie difficile à emprunter. En effet, la complexité et la technicité réelle des litiges en matière de brevets supposaient que les cas soient traités par des chambres spécialisées avec des juges et des référendaires également spécialisés ce qui n’était souhaitait ni par un certain nombre d’Etats membres ni par les utilisateurs. 

Pour ces derniers en effet, au-delà de l’avantage indiscutable de pouvoir bénéficier d’un titre immédiatement valide sur le territoire d’un nombre important d’Etats membres à un prix raisonnable et selon des procédures simplifiées n’est qu’une partie de la réforme. C’est bien la création d’un environnement juridique stable et certain qui en est la pierre angulaire et l’innovation majeure. Elle est essentielle à l’attractivité du brevet unitaire pour les entreprises comme pour les investisseurs.

À n’en pas douter, une telle construction est peu ‘orthodoxe’. Pour autant, elle n’en était pas moins juridiquement fondée comme cela a été confirmé par les décisions rendues par les juridictions européennes ou nationales qui ont été saisies en de nombreuses occasions. D’aucuns ont pu penser (pour ne pas dire espérer) que la période qui a suivi l’adoption des règlements créant le brevet à effet unitaire et pendant lesquels les Etats membres se sont engagés dans des procédures plus ou moins rapides de ratification de l’accord sur la juridiction unifiée du brevet aurait fini par avoir raison de la réforme dans son ensemble. Mais cette période de « léthargie » n’en était pas une : les utilisateurs n’ont pas désarmé et ont continué à alimenter la flamme en rappelant sans relâche aux Etats membres l’importance et les bénéfices de l’entrée en vigueur d’une telle réforme. Ils ont ainsi contribué à maintenir vivant le mythe qui aujourd’hui devient réalité.

Désormais, cette réforme est une réalité et les défis à relever sont grands. Les décisions qui seront rendues par la Juridiction Unifiée du Brevet seront scrutées de près, les coûts du contentieux soupesés et les détracteurs ne désarmeront certainement pas. Mais au bout du compte, les seuls et véritables arbitres seront les entreprises elles-mêmes dont les besoins ont dicté les caractéristiques majeures de cette réforme. Par les choix qu’elles feront pour protéger leurs inventions, elles exprimeront dans les faits la véritable valeur de cette réforme. Si le succès attendu est au rendez-vous, plusieurs leçons pourront être tirées. La première d’entre elles, c’est que l’Union européenne s’est dotée des moyens et outils juridiques nécessaires pour avancer et affronter les défis qui se présentent et se présenteront. Elle peut progresser simultanément ou non, l’important, dans ce second cas, étant de toujours laisser la possibilité aux autres de se joindre à leur rythme comme cela est prévu par les textes. Ne pas avancer à la même vitesse peut être un atout pour l’ensemble de la construction européenne, si le but n’est pas d’exclure mais de laisser le temps au temps pour mieux inclure. La seconde et, pour moi, la plus importante c’est que les instruments juridiques ne sont rien sans les individus qui par leur créativité, leur bon sens, leur pugnacité et leur audace savent les utiliser pour atteindre les objectifs qui ne sautaient être atteints autrement. Sortir des sentiers battus n’est jamais facile et ceux qui le font sont souvent critiqués. Mais il serait injuste de ne pas leur rendre hommage parce que sans eux, cette réforme n’aurait pas vu le jour et le brevet à effet unitaire demeurerait une chimère.

Jean-Marie Cavada

Jean-Marie Cavada

Président de l’iDFRirhts 

Retrouvez plus d'articles sur : #DroitDesMarques | #Gouvernance | europe

Suivez-nous

Sur Linkedin

Plus d’articles

Le processus de désignation du chef de l’exécutif européen

Le processus de désignation du chef de l’exécutif européen

Le/la président(e) de la Commission européenne est élu(e) pour un mandat de cinq ans renouvelable une fois. Son mandat débute six mois après les élections du Parlement européen.
Son mode d’élection a subi plusieurs changements au fil des législatures. Avant 1999, le Président de l’Institution était nommé à la discrétion des Chefs d’Etat des Etats membres qui s’accordaient autour d’une personnalité consensuelle.

lire plus
L’analyse de Michel Foucher sur le rapport de Mario Draghi

L’analyse de Michel Foucher sur le rapport de Mario Draghi

Le rapport remis le 9 septembre 2024, à Bruxelles, par Mario Draghi, ancien président de la Banque centrale européenne, à la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, à l’aube de son deuxième mandat, s’intitule : L’avenir de la compétitivité européenne (titre originel : The future of European competitiveness).

lire plus