Les dangers de l’affaiblissement du droit de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur : une menace pour la créativité et l’innovation
12 mars 2024

L’IDFRights vous partage une contribution qui figurera dans le futur livre blanc des Editions Lefebvre Dalloz sur les dangers de “l’affaiblissement du droit de la propriété intellectuelle et du droit d’auteur”, à paraître en partenariat avec le CEIPI (le Centre études internationales de la propriété intellectuelle) et pour lequel l’institut est lui-même partenaire et soutient fermement ses positions. 

Rien ne sert de courir ; il faut partir à point
Jean de la Fontaine (1621-1695)
« Fables de La Fontaine », Tome I, Livre VI, 10, Le Lièvre et la Tortue, 1668

Depuis plus d’une génération, la mondialisation et la digitalisation de notre univers ont bouleversé, une nouvelle fois, deux concepts millénaires : l’espace et le temps. En raison de l’évolution et de la surabondance de la technologie, l’espace se dilate, abolissant les frontières. Le temps se contracte, accélérant les échanges. 

La transmission d’un ordre d’achat ou de vente d’actions entre Francfort et Chicago est aujourd’hui de 74 millisecondes … 

Or, l’interrelation systémique entre espace et temps est prégnante pour notre droit, ils en sont bien les dimensions propres. Les unités de lieu et de temps, l’accélération de leurs résultantes, le mouvement, mettent le droit à mal et le questionnent. L’affaiblissent ?

D’une manière générale, les régulateurs et juges des États membres et de l’Union européenne ne semblent apporter des réponses que par une surinflation juridique avec ses corollaires de contradiction ou de difficultés d’articulation entre plusieurs lois et normes et les difficultés pratiques qui en découlent pour l’ensemble des acteurs. Ces derniers supportent l’obligation d’anticiper perpétuellement les règles locales, régionales et internationales mais aussi les droits étrangers à portée extraterritoriale.

La croissance exponentielle des biens incorporels (en quantité comme en valeur), le partage instantané et massif de contenus, la multitude de points d’accès, notre dépendance à l’information, la sécurisation des données, … multiplient les conflits, devenus plus que jamais “mobiles”, perturbant le fonctionnement des règles de rattachement et notre conception de la souveraineté. 

La Propriété Intellectuelle cristallise ces problématiques.  Au centre d’enjeux politiques, économiques et culturels, objets de conflits violents (parfois, de négociations, tout aussi violentes) entre États et multinationales, l’accès et la distribution de ressources, la suprématie économique, le contrôle politique, la souveraineté, la diversité culturelle…  Sont les défis géopolitiques majeurs face auxquels nos outils juridiques traditionnels semblent bien impuissants.

Pour la Propriété Intellectuelle nous avons identifié, ici, trois axes : 

  1. La transparence (et ses corollaires de traçabilité et de compliance), 
  2. La médiation (associée à l’éducation et la responsabilisation),
  3. La liquidité (avec ses effets de circulation et de développement).
  1. Le Droit d’Auteur et la Transparence

Le 17 juillet 1777, Beaumarchais mécontent des comptes qui lui étaient rendus pour les multiples représentations du Mariage de Figaro inventait le Bureau de législation dramatique (la SACD actuelle) et jetait les bases de notre droit d’auteur. Le 2 mai 2023, la grève de la Writers Guild of America (les scénaristes américains) n’est autre que la redite du combat de Beaumarchais augmentée des problèmes liés à l’intelligence artificielle qui ne devrait être utilisée que comme un outil pouvant aider à la recherche ou faciliter les idées de scénario et non comme un outil pour les remplacer.

Dans tous ces cas, ce qui est en cause est bien la transparence si chère aux dernières législations européennes (RGPD, DSA, DMA, IA Act, …). Mais cette transparence est, de fait, confrontée aux rêves contradictoires des personnes impliquées :

  • Pour les auteurs, le rêve de reconnaissance et de rémunération équitable,
  • Pour les plateformes, le rêve d’une diffusion rapide à grande échelle et à forte marge,
  • Pour le consommateur, le rêve d’un accès facile et peu coûteux aux biens culturels,

Sachant que chacun des membres de ces groupes hétérogènes désire avoir accès aux données des autres sans divulguer les siennes…

L’équation semble impossible à résoudre et nos instances européennes bien démunies dans ce monde disruptif où le droit ne fait que courir derrière la technologie.

Quo Vadis ?

Pourquoi ne pas se servir de la technologie, plutôt que la subir et tenter tant bien que mal de l’encadrer ? 

Si la technologie blockchain est balbutiante en matière de droit d’auteur, nous pourrions l’utiliser pour gérer les droits, les enregistrer dans un registre distribué afin d’en faire des “droits de propriété intellectuelle intelligents”.  Traçabilité et transparence seraient alors au bénéfice de tous dans un rapport gagnant-gagnant, de l’auteur au consommateur. Une Propriété Intellectuelle “intelligente” à l’instar des “smart contracts” de la blockchain.

Dès lors, pourquoi ne pas mettre en place de nouvelles solutions collaboratives, transversales et ascendantes ?

Utilisons la “compliance”, autrement dit la responsabilisation ex ante des acteurs économiques en mettant à leur charge des obligations préventives visant à atteindre des objectifs fondamentaux tout en les laissant libres des moyens pour les atteindre. Décentraliser ainsi le droit mettrait à la charge, par exemple des plateformes, de prouver la proportionnalité entre les libertés fondamentales et le monopole qu’elles ont constitué.

Par ce biais :

  • Le juge n’aurait alors, en cas de saisine, qu’à faire la balance des intérêts en cause en évaluant ladite proportionnalité renforçant par là-même les libertés auxquelles il est porté exception ;
  • Les parties prenantes (auteur/diffuseur) auraient une responsabilité renforcée (originalité/équité) renforçant par là-même l’incitation à la création et l’innovation.

Première idée : l’OMPI et sa Division de la Propriété Intellectuelle et des Technologies de Pointe doit poursuivre ses débats et recherches pour proposer rapidement des outils ouverts et transparents afin que l’écosystème de la création, de la diffusion et de l’accès aux créations culturelles soit le plus simple, le plus transparent et le plus sécurisé possible.

  1. Le Droit des Marques et la Médiation

En Europe, même si les chiffres varient d’une juridiction l’autre, les études sérieuses disponibles montrent qu’en cas de conflit entre titulaires de marques, les délais pour obtenir une décision définitive sont de l’ordre de 36 à 48 mois avec des coûts, pour chacune des parties, de l’ordre de 150 000 / 200 000 €.

En France, même si la tendance est à la hausse, le montant des sommes allouées au titre de l’article 700 reste très inférieur aux frais supportés par le titulaire des droits pour assurer sa défense (la médiane est dans la tranche 10 000 € à 30 000 €). Pour les dommages-intérêts, la plupart des montants globaux alloués s’échelonnent ainsi entre 16 000 Euros et 500 000 € (peu de décisions allouent des sommes globales excédant 100 000 € et un certain nombre alloue des montants globaux de dommages et intérêts se situant entre 1 000 et 1500 €).

Pertes de temps, d’argent, d’énergies, …. Dans de très nombreux cas, les modes alternatifs de résolution des conflits, dont la médiation, peuvent apporter, par la négociation, la liberté et la responsabilité des personnes, le dépassement du simple aspect juridique et des solutions sur mesure et co-créées.

Les succès du Centre de médiation de l’OMPI depuis 30 ans (1994) et ceux, plus que certains, du tout nouveau Centre de l’EUIPO (2023) devraient utilement inspirer tous les Offices nationaux à développer une communication intensive, à proposer des formations de qualité et offrir leur expertise dans une relation collaborative qui apparaît aujourd’hui inédite.

Etat, juges, syndicats et associations professionnelles devraient, bien au-delà de ce qui est fait aujourd’hui, mettre en place et développer le cadre de systèmes alternatifs de résolution des conflits. Ce qui n’est d’autre d’ailleurs qu’un système de subsidiarité ascendante telle qu’imposée par le Traité (article 5, paragraphe 3, du traité de Lisbonne).

Quo Vadis ?

Pourquoi ne pas offrir un système simple et peu coûteux de médiation dédiée uniquement à la Propriété Intellectuelle dans chaque Etat Membre ? Et pourquoi ne pas imposer l’obligation faite aux parties d’assister au moins à une réunion de médiation avant toute action au fond ?

Deuxième idée : En France, une simple modification du Code de la Propriété Intellectuelle, calquée sur les dispositions de l’article 170 du Règlement 2017/1001 sur la marque de l’Union européenne permettrait à l’INPI de développer les opportunités déjà offertes, mais bien discrètes, du “Médiateur des entreprises”. L’INPI possède l’expertise pour former des médiateurs ou pour développer des partenariats avec des organismes déjà reconnus.

S’inspirant des solutions innovantes de l’EUIPO, l’INPI et les autres Offices des Etats membres devraient accélérer l’offre de services de médiation afin de proposer de véritables et pérennes alternatives à la justice.

Toujours en France, une simple modification, par exemple au sein du Chapitre VI, Livre VII, pourrait mettre à la charge des parties l’obligation de participer à une médiation comme évoqué ci-dessus, que cette modification intervienne au niveau national ou soit imposé par les instances européennes.

  1. Le Droit des brevets et la Liquidité

Nombre d’actifs sont échangées sur des marchés dits “liquides“, c’est à dire, principalement sur des marchés offrant de convertir rapidement un actif en “cash“, à des prix transparents, avec l’aide ou non d’intermédiaires, pour la publicité et la sécurité des échanges. Tel est le cas du marché immobilier, de la bourse, de magasins en ligne ou non ou de tout autres plateformes tels qu’eBay ou Amazon : la vente et l’achat de maisons, d’actions, de livres, de DVD, d’ordinateurs, etc. est éminemment “liquide“.

La Propriété Intellectuelle en général, et les brevets en particulier (actifs immatériels par nature) ne sont pas (totalement) “liquides“. En effet, le “marché” (ou “l’échange”) des brevets :

  • Est principalement de gré à gré (transactions bilatérales, cession ou licences), 
  • Concerne uniquement, pour ce que nous en savons, de grosses entreprises, 
  • Impliquent des portefeuilles de centaines ou de milliers de brevets,
  • Est couvert par une confidentialité, certes toute légitime, mais parfois brisée par un effet de communication. 

Par exemple, en juin 2011, un consortium composé d’Apple, de Microsoft, de Sony et de plusieurs autres grandes entreprises technologiques a surenchéri sur Google pour acheter les 6 000 brevets et demandes de brevet de Nortel pour 4,5 milliards de dollars.

En tout état de cause, lorsque acheteurs et vendeurs de brevets parviennent à se trouver, ils négocient dans un contexte incertain, sans références précises : les prix des brevets varient largement d’une transaction à l’autre et les termes des transactions passées restent secrets.

Malgré ces difficultés, introduire de la “liquidité” sur ce marché offrirait des opportunités pratiques non négligeables. Par exemple, mettre en relation les inventeurs avec les producteurs et faciliter leurs échanges, permettrait ainsi à chaque partie de se spécialiser dans ce qu’elle fait de mieux (les inventeurs innovent ; les producteurs diffusent).

Pour fonctionner le marché doit :

  • Attirer une proportion suffisante d’acteurs prête à se rassembler pour effectuer des transactions les uns avec les autres (ils doivent en avoir connaissance, s’en approprier les règles et en saisir les opportunités);
  • Offrir des transactions structurées de manière à ce que les acteurs puissent envisager suffisamment d’alternatives possibles pour parvenir à des solutions satisfaisantes ;
  • Garantir une participation sûre et simple, par rapport aux transactions en dehors du marché.

Quo Vadis ?

Pourquoi ne pas établir une base de données avec les données (anonymisées) des transactions ayant eu cours en Europe ? Pourquoi ne pas créer une agence européenne indépendante pour l’évaluation financière des actifs immatériels (avec formations et labellisations) ?

Troisième idée : En France, depuis la loi n°2022-267 du 28 février 2022 visant à moderniser la régulation du marché de l’art, le champ d’application des ventes aux enchères publiques est ouvert aux biens meubles incorporels. Les ventes de nos Commissaires-priseurs représentent 7% des ventes volontaires mondiales et plus de la moitié des ventes européennes. 

Nous avons les outils (places de marché), les hommes (les intermédiaires qualifiés), ne manque qu’un effort de qualification, déjà identifié par la Commission européenne ou les normes internationales (IFRS) et une simplification pour rassurer et amener les acteurs sur le marché.

* * *

Nous, européens, avons perdu depuis bien longtemps la bataille du “Hardware” (dont le marché crucial des puces informatiques détenu par les Américains). Nos campagnes sur les “Software” sont bien mal en point (nous ne disposons pas d’alternatives crédibles aux systèmes d’exploitation d’Apple, Google ou Microsoft). Quant aux services, notre “Cloud souverain” reste dans un carton bien vide et oublié…. 

Nos actifs immatériels, notre Propriété Intellectuelle connaissent bien des vicissitudes. Nous sommes des exemples pour la régulation des droits de propriété industrielle (marques communautaires, brevets européens, …), pour notre jurisprudence de haute volée (la CJUE est exemple suivi à travers le monde), … mais nous sommes incapables d’en tirer un véritable profit que ce soit pour les créateurs, les inventeurs, les producteurs, les diffuseurs et les utilisateurs/consommateurs.

Nous sommes peut-être trop dans une situation défensive, tournés sur nous-mêmes.

Peut-être ne voyons-nous pas le mouvement de nos sociétés (ou celui que l’on essaye de nous vendre), du vertical à l’horizontal, du pouvoir hiérarchique au pouvoir latéral avec une structure nodale où les connaissances sont plus que jamais distribuées et collaboratives modifiant notre rapport à la propriété privée. Ce qui compterait serait le droit d’accès (universel ?) plus que le droit de propriété, ce que démontre, par exemple, l’écosystème des logiciels, avec à chaque extrémité de son spectre les logiciels dits « libres » et les licences (par abonnement/location) aux SaaS. La location, « l’abonnement », n’est-elle pas en passe de devenir le modèle dans tous les secteurs de l’économie ? Pourquoi la Propriété Intellectuelle y échapperait-elle ?

Il n’en demeure pas moins, qu’à moyen terme, les quelques pistes explorées ci-dessus sont à étudier et à développer pour éviter d’être exclu des grandes évolutions de la Propriété Intellectuelle. 

Elles sont simples, faciles à mettre en place et auto finançables. Loin d’être des objets politiques ou juridiques non identifiés, elles ne font que tirer parti de mécanismes déjà connus dans d’autres domaines tout en s’appropriant des technologies en devenir. Elles tirent avantage de nos experts permettant des rapports apaisés. Elles peuvent se financer à très faibles coûts pour la collectivité, comme le fait depuis 30 ans l’EUIPO (ce que confirme son succès).

Elles nous permettraient, enfin, au niveau national et européen, de nous réapproprier l’espace et le temps dans l’univers géopolitique de la Propriété Intellectuelle.

POUR L’INSTITUT DES DROITS FONDAMENTAUX DU NUMERIQUE (IDFrights)

Jean-Marie Cavada

Jean-Marie CAVADA

Président iDFrights

Benjamin Martin Tardivat

BENJAMIN MARTIN TARDIVAT

Avocat – droit de la propriété intellectuelle et du numérique

Responsable souveraineté numérique à iDFrights

Colette Bouckaert

 Colette BOUCKAERT

Secrétaire Générale et responsable des Affaires européennes iDFrights

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