Désormais la majorité de l’humanité est connectée, nous sommes tous liés, en communication presque constante, nous avons soif d’information immédiate, nous avons besoin de connaître et de se faire connaître, nous sommes joignables constamment ; nos données, parfois les plus secrètes, sont divulguées, consciemment ou pas, sur la toile, les yeux rivés sur des écrans, télé, tablette, écran d’ordinateur, montre connectée, et surtout le smartphone, objet convoité par excellence, objet du quotidien, objet indispensable pour le sujet ? Au départ un simple téléphone portable, dorénavant élément incontournable. Mais comment réagissons-nous face à cet impact numérique ?
Dès 1930 le psychologue Gordon Allport exprimait certaines craintes au regard des effets psychologiques provoqués par l’utilisation excessive de la radio. Les mêmes critiques accompagnèrent l’essor de la télévision. Puis, ce fut le cas du personal computer et des consoles vidéo d’envahir les foyers du monde entier dans les années 80 et faire naître les premières préoccupations concernant des attitudes d’isolement.
Mais avec le développement d’internet, nous commençons à peine à prendre la mesure des effets cognitifs et comportementaux sur les individus. Car le numérique, une technologie au départ comme tant d’autres, a changé notre façon de vivre, d’où l’expression répandue « révolution numérique ». Des nouveaux symptômes, troubles compulsifs, des nouvelles pathologies et addictions surgissent et se propagent, le techno-stress ou la techno-phobie, des troubles récurrents du sommeil et de la concentration, des modifications d’humeur et bien d’autres.
Les technologies numériques disposent de moyens permettant de modifier directement et intensément notre esprit et nos récepteurs sensoriels. Internet en premier lieu nous rend addictifs : en effet, les GAFA ont remis au goût du jour la servitude volontaire, ou plutôt, preuve d’un grand cynisme, ont eu recours aux sciences humaines, à des psychologues et neuroscientifiques afin de trouver le moyen de nous rendre « heureux » et dépendants de leur invention technologique, sans que nous puissions nous apercevoir immédiatement des effets secondaires d’une telle drogue. Ce moyen n’est autre qu’une molécule, la Dopamine, à tort nommée molécule du plaisir, car elle est liée surtout au système de la récompense.
Les récompenses sont partout : dans les années 40, Skinner théorise le behaviorisme ou comportementalisme, où elles jouent un rôle décisif dans l’apprentissage de nouveaux comportements. En donnant des récompenses appelées renforçateurs on peut influencer les attitudes : théorie concrétisée par les concepteurs d’applications numériques. Pareil aux pigeons et à la graine de Skinner, plus nous recevons des likes, plus nous faisons des posts. Lorsque nous mangeons un gâteau ou nous jouons au casino c’est la même réaction physiologique.
« Nous avons créé des outils qui déchirent le tissu social » dixit Chamath Palihapitya, ancien vice-président de Facebook.
Internet et les réseaux sociaux nous font miroiter un monde connecté, un monde uni…pourquoi les réseaux sociaux sont gratuits ? Parce-que nous croyons être des clients, mais nous sommes les produits. L’objectif de ces entreprises est de nous garder scotchés sur nos écrans et tout particulièrement à celui du smartphone. En voilà une belle invention : un ordinateur de poche, le net dans la main, et ainsi nous pouvons le consulter partout, être joignable à tout moment, dans un environnement professionnel, personnel ou ludique, dans un restaurant, dans la rue et aussi à haute vitesse dans un TGV ou dans les airs ! Ils ont réussi à nous contrôler, adulte et enfant ; oui, des smartphones pour enfants de 4 ans sont vendus en Chine et naturellement sans recommandation de limite du temps d’utilisation. Ainsi, ces industries captent nos informations, pour mieux les utiliser et les revendre, grâce, ou plutôt à cause d’algorithmes sophistiqués, afin de rendre encore plus attractive la navigation sur internet et retenir le sujet le plus longtemps possible.
Toutefois, aujourd’hui nous sommes en capacité d’effectuer des diagnostics et des constats psychophysiologiques : les études montrent un rétrécissement du cortex cérébral si le temps passé devant un écran est excessif, notamment pour la région frontale du cerveau. La circulation des fluides ainsi que les connexions cérébrales sont ralenties. Mais nous subissons aussi une incidence sur le comportement, sur l’estime de soi. De plus en plus d’applications numériques exploitent le narcissisme et le positionnement inter-social, mettant sur un piédestal la réussite matérielle, la culture de la beauté du corps fondée sur des archétypes et modèles inatteignables le plus souvent, favorisant des comparaisons ascendantes qui ont tendance à diminuer l’estime de soi et remplaçant ainsi les valeurs fondamentales, produisant de la peur, des doutes, des problèmes identitaires et des troubles de la personnalité, surtout chez les plus jeunes : l’individu est soumis à des successions d’images, des photos, vidéos qui le conditionnent jour après jour et ensuite projeté dans le monde réel, il est confronté à des situations en décalage complet, perplexe entre les fausses promesses alléchantes du monde virtuel et la claque de la réalité qui ne permet pas de réactualiser son profil. Pire, pendant la période du Covid nous avons tout simplement vécu pour la plupart, comme les ombres de nous-mêmes, nous avons reformaté nos comportements et habitudes à cause d’internet: notamment des millions de jeunes, reclus dans leur habitation pendant des mois, ont passé la plus grande partie du temps devant des écrans, sur des jeux en ligne, en visionnant aussi toutes sortes de vidéos aux contenus extrêmement violents, inlassablement ; ils ont fini par intégrer des éléments inédits dans leur imaginaire et modifier les repères habituels. Chez certains enfants et adolescents cette expérience extrême en longévité n’a pas été sans conséquences. Malheureusement à la sortie du lock down il s’est produit l’inévitable, une banalisation de la violence verbale et physique s’est répandue dans les cours d’écoles, dans les jardins ou dans la rue, et dans certains cas le renfermement numérique a produit des drames jamais constatés auparavant : nous parlons de rixes avec armes blanches entre adolescents, nous parlons de suicides chez les enfants.
L’être humain n’est pas conçu pour rester continuellement devant un écran : selon Freud la violence est innée chez les individus et elle est due au processus de pulsion de mort, envers soi et envers les autres. Chez l’enfant, la manifestation d’une certaine agressivité est positive car elle soulage sa pulsion de mort contre lui. De ce fait la société, pour combattre la violence des individus, a mis en place des stratégies, des barrières qui permettent de freiner cette pulsion, par la religion, la politique, le sport…
Beaucoup d’enfants et adolescents ont été obligés de vivre renfermés en renonçant à expulser leur énergie, le besoin inné de se confronter aux autres, en renonçant à leur pratique sportive ou tout simplement au besoin naturel de bouger, cela a généré une grande frustration. Enchainés dans un monde virtuel ils ont refoulé leur pulsion trop longtemps. Ceci n’a pas que des effets au niveau mental, mais aussi au niveau physique, car une vie sédentaire aux dépens de l’activité physique, inévitablement amène à de lourdes conséquences lors de la période de pleine croissance. Ces problèmes concernent majoritairement les plus jeunes, car n’ayant pas atteint une maturité cérébrale, ils sont les plus aptes à adopter des comportements inappropriés. Sur les réseaux sociaux des jeux, les défis, des plus inoffensifs au plus risqués mènent à des drames. Sans compter le harcèlement numérique qui prend des proportions dévastatrices.
Les dernières études en la matière, démontrent que l’abus d’internet, provoque chez les adolescents des comportements compulsifs : contrôler constamment son téléphone afin de constater les nouveaux messages, vérifier systématiquement son profil pour voir toute modification éventuelle et le confronter aux autres, envoyer des messages ou des contenus la plupart du temps sans réelle importance, un visionnage en augmentation de sites pornographiques par les enfants, achats compulsifs sans autorisation, mentir aux parents sur l’utilisation des réseaux…liste non exhaustive.
Selon l’étude Credoc 2022 sur la pratique du numérique en France, 87% des français possèdent un smartphone et 82% de son utilisation est dédiée à la navigation sur internet avec pour premier effet secondaire pendant les temps morts de la vie quotidienne, celui d’éclipser les activités non-numériques, qu’il s’agisse de la lecture d’un livre ou d’un journal papier, la discussion avec son entourage, ou l’observation de ce qui nous entoure. L’addiction aux écrans mesurée à travers une autre étude réalisée par Odoxa en 2022, indique un taux de 28% des français qui seraient cyberdépendants, 40% déclarant des effets négatifs sur leur vie personnelle et 24 % au niveau professionnel ; 8% sont totalement dépendants de leur smartphone et des réseaux sociaux. Le Binge Wathing, c’est à dire l’addiction au visionnage de séries en streaming toucherait 7.8 millions de français, 52%(-de 35 ans) et 46% (35-49 ans). 6% des français seraient dépendants de l’achat en ligne entrainant des risques financiers et 3% addicts aux jeux d’argent.
Selon une étude Insee de 2022 chez les enfants de 2 ans, 27% utilisent des écrans numériques et à 5 ans et demi le taux monte à 54%.
Après ce portrait j’en convient pas très optimiste, néanmoins réaliste, nous ne devons pas omettre les aspects positifs du numérique : pour certains, la sensation d’être connecté, même virtuellement à d’autres, permet de renforcer un bien-être subjectif et consolide le sentiment d’appartenance sociale.
Grâce à internet l’accès à toute sorte d’information est facilité, gain de temps et d’efficacité ; si évidemment on prend bien soin de sélectionner les bonnes informations et les distinguer des mauvaises. En quelques clics nous pouvons trouver une solution à une problématique de santé, voire mettre en place des consultations médicales on line pour résoudre des simples questionnements et désengorger un système sanitaire saturé. Plus spécifiquement, des logiciels innovants, permettent à distance, d’analyser et détecter les micromouvements oculaires susceptibles d’être des indicateurs fondamentaux des troubles TSA, ce qui favoriserait en amont un diagnostic de l’autisme. Un étudiant n’a plus besoin de se rendre systématiquement dans une bibliothèque pour affiner sa recherche en documentation. Plus besoin de parcourir toutes les boutiques d’une ville pour trouver un produit. Notre itinéraire routier est prédéterminé par un guidage vocal, permettant ainsi aux conducteurs de véhicules de mieux se concentrer sur la route à parcourir.
Chez le jeunes, l’utilisation modéré et contrôlé des supports numériques, au regard d’études en neurosciences, permettrait d’améliorer les états dépressifs et d’anxiété. L’utilisation de logiciels spécifiques voire de jeux en ligne, pas qu’éducatifs, optimiserait les capacités de concentration et de réactivité, ainsi qu’une amélioration de plusieurs aptitudes cognitives. L’apprentissage peut sensiblement s’enrichir à condition d’être dans une complémentarité de supports et non pas en substitution au savoir scolaire institutionnel.
Les adultes ont souvent une approche sceptique d’internet et des réseaux sociaux, due inévitablement à une confrontation générationnelle. Les jeunes qui naissent et croissent avec le monde numérique savent la plupart du temps l’appréhender, développent instinctivement des réflexes, des automatismes totalement insoupçonnés par les adultes néophytes. Sans porter de jugement particulier, les jeunes vivent spontanément une vie on line, comme celle off line : ils dialoguent, ils inventent un langage numérique, ils se disputent, ils s’aiment, ils se trompent, ils lient des amitiés…
Quelles préconisations ?
La plupart des adultes sont en capacité de discerner les pièges du numérique ; pour les jeunes, c’est plus compliqué : tous les acteurs qui les entourent, parents, professeurs, doivent d’abord eux-mêmes s’informer sur les bonnes démarches à suivre. Il est impératif d’éduquer les enfants et adolescents à une utilisation adéquate des supports numériques et surtout des réseaux sociaux. Comprendre les risques et les dangers potentiels, comprendre la valeur de la communication sur le réseau et son impact, ils doivent maitriser les outils et développer l’esprit critique afin d’apprendre à dissocier les infos valables de la désinformation. Le rôle des états et des différentes instances gouvernementales est tout autant essentiel, notamment pour encadrer le monde numérique à travers une protection juridique adaptée et efficace, car nous le constatons bien souvent, les institutions publiques en dépit de leur effort, sont dépassées par le progrès technologique.
Dans les situations plus problématiques, en préventif ou en curatif, des stratégies thérapeutiques sont fortement conseillées et notamment les TCC (thérapies cognitivo-comportementales) qui apportent des résultats probants aux patients les plus affectés par la dépendance au numérique. En tant que chercheur et psychopédagogue, tous les jours j’assiste aux ravages d’internet. Je constate que nombreux sont les jeunes en perte, ou plutôt en quête de sens, comme s’ils prenaient conscience du danger d’être petit à petit engloutis dans un monde virtuel. Certains sont apathiques, voire comme lobotomisés et arrivent à peine à s’exprimer, devenus des éléments passifs d’un système qui les exploite et les manipule. Leur corps est présent mais leur esprit est ailleurs. De plus, au niveau scolaire les répercussions sont foudroyantes. La surutilisation numérique augmente les troubles de l’attention et l’hyperactivité chez les apprenants. Il suffit de constater le niveau des élèves en français et mathématiques dégringoler chaque année. La maîtrise de l’expression écrite est insatisfaisante, car ils n’écrivent et ne lisent plus. Les conflits, le manque de communication avec les parents et les comportements irrespectueux vers les enseignants sont en forte augmentation. Tout leur travail scolaire est mâché et recraché par les ordinateurs aux logiciels toujours plus pointus.
Mais globalement le numérique a-t-il réellement amélioré la qualité de notre vie ? Internet relève-t-il d’un progrès ou finalement d’une forme de régression ?
L’esprit humain a tendance à se reposer sur une dichotomie simpliste, qui est une fonction naturelle et adaptative de l’individu, en nous empêchant de concevoir une vision lucide. A ce jour une réponse claire serait prématurée, car la confrontation des points de vue chez les spécialistes et les néophytes, le débat virulent, sont d’autant plus d’actualité au vu de la prochaine révolution numérique qui va sans aucun doute avoir un impact sur nos vies bien plus conséquent et qui va remettre en question notre positionnement en tant qu’êtres humains, l’intelligence artificielle.
Bruno GAMELIEL
Psychopédagogue/ psychothérapeute
Enseignant-chercheur
Ceo Sapientia-Program
Membre du cabinet/centre de recherche et formation Cepsit (Florence)