Droits voisins de la presse en Allemagne : une peau de chagrin
Dans le tumulte de la semaine de Noël, chargée d’autres priorités, l’Office fédéral allemand de la concurrence (Bundeskartellamt ou BKartA) a fait un non-cadeau aux éditeurs de presse allemands en considérant que Google avait effectué une série d’ajustement importants « à l’avantage » des éditeurs et a clos la procédure ouverte à la demande de Corint Media, l’organisme de gestion collective allemand qui gère les droits voisins de la presse.
Mais cette décision, qui porte sur le service Google News Showcase (1) est plus que discutable, tant elle paraît faire confiance à Google qui ne prend que les engagements de moyens (2).
Elle ne se prononce pas non plus sur la rémunération des éditeurs au titre du droit de la presse, pourtant au centre de cette procédure (3).
1. Le service Google News Showcase au centre de la procédure
En cause dans cette procédure, le service Google News Showcase proposé par Google de manière ultraconfidentielle à une poignée d’éditeurs sélectionnés parmi les quelques 3000 éditeurs allemands.
Google avait offert à ces « Élus » un service de mise en avant de certains articles, outre différents avantages commerciaux et de soutien auxdits éditeurs de presse dans le développement de leurs activités en ligne, tout cela rémunéré pendant une durée déterminée. Ce qui pourrait paraître sympathique, s’est avéré un moyen de contourner les droits légaux des éditeurs de presse.
En effet, en proposant un tel accord commercial à ces quelques Élus, Google se faisait parallèlement accorder à titre gratuit ou presque, le nouveau droit voisin de la presse. Car Google liait la signature du contrat commercial à la cession de ces droits voisins.
Pourtant, c’est ce nouveau droit, ce nouveau patrimoine créé par le législateur européen et destiné à compenser les pertes massives subies par les éditeurs de presse du fait des réseaux sociaux et moteurs de recherche en particulier, qui se nourrissent gratuitement de leurs contenus pour l’offrir à leurs clients et des lectures des internautes pour pister leurs intérêts et vendre des publicités ciblées, qui aurait dû être privilégié. De surcroît, l’affichage des contenus de presse et leur prévisualisation sur les services de Google et Facebook notamment ne se substituent pas seulement aux visites de pages et donc aux recettes publicitaires, mais réduisent également la fidélité des lecteurs à la marque de journal concernée et donc les chances de souscrire des abonnements et des abonnements numériques.
Mais Google a divisé pour régner et les éditeurs Élus, souvent le dos au mur après des années de pertes, ont préféré accepter cet accord Showcase que de ne rien avoir – selon le bon vieux principe du « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras ».
Et surtout, comment refuser quelque chose à Google, le plus puissant moteur de recherche, sans risquer de perdre des dizaines voire des centaines de millions ? Car les éditeurs allemands avaient déjà expérimenté la difficulté de ce bras de fer. En 2013, le législateur allemand, pionnier en la matière, avait instauré un droit voisin au profit des éditeurs de presse. Mais Google, mettant déjà en place le modus operandi qu’il allait développer ensuite en France, avait refusé de reconnaître ce droit et avait imposé aux éditeurs de le leur céder à titre gratuit. De ceux qui refusaient, il ne mettait plus qu’un lien hypertexte. En quelques jours, les pertes engendrées pour les éditeurs s’étaient élevées à plusieurs dizaines de millions, car la fréquentation de leurs sites sombrait. Comme en France quelques années plus tard, les éditeurs avaient dû donner leur autorisation et se tourner devant le tribunal pour tenter de faire valoir leurs droits, sans succès.
Quant aux négociations sur les seuls droits voisins eux-mêmes, que les éditeurs non-élus, avec ceux qui avaient refusé cet accord, tentaient de mener, elles étaient rendues si difficiles, les montants proposés étaient si bas, que ce droit était réduit à néant. Un simulacre de négociation.
Et pour couronner le tout, les éditeurs ne pouvaient signer les contrats Showcase avec Google qu’à condition de ne pas faire gérer leurs droits voisins de manière collective, soit en Allemagne, par l’organisme de gestion collective dénommé Corint Media. En d’autres termes, soit les éditeurs acceptaient les conditions, soit ils risquaient de ne rien obtenir. Car les négociations de Corint Media avec Google n’aboutissaient pas.
2. Après un an et demi de procédure, quelques engagements de Google après, l’office allemand des cartels clôt la procédure
Dans son communiqué de presse du 21 décembre 2022, l’office allemand des cartels se félicite des avancées. Mais celles-ci apparaissent décevantes, tant elles prennent acte des promesses formulées par Google, sans paraitre être assorties de garanties, ni régler la question du paiement des droits voisins de la presse :
– « Google a renoncé à ses projets d’intégration de Showcase dans la recherche générale de Google. La participation ou la non-participation d’un éditeur à Google News Showcase continuera à ne pas avoir d’incidence sur le classement des résultats de recherche ».
C’est un engagement indispensable, car beaucoup d’éditeurs non-signataires des fameux contrats craignaient de se voir désavantagés dans l’affichage des résultats.
« Les éditeurs allemands peuvent désormais obtenir une licence pour leur droit voisin concernant les contenus de presse séparément d’un contrat Showcase ». Cependant, les contrats étant en cours et les droits ayant été « cédés » pour quelques années, la gestion collective paraît bien éloignée.
Et comment garantir que les négociations des contrats showcase resteront neutres si les droits voisins en sont sortis ?
« D’autres éditeurs pourront participer à Google News Showcase ». Mais cette promesse n’est pas précise. Le BKartA écrit « On s’efforcera ainsi d’obtenir un accès non discriminatoire à cette plate-forme ».
Qui seront les éditeurs concernés ? Tous ? A quelles conditions ?
« Google mettra en œuvre d’autres mesures dans les semaines à venir », poursuit le BKartA. Quelles mesures ? Pour quoi ? Et de toutes ces incertitudes, le BKartA va « s’efforcer » de les dissiper.
Etonnante, cette confiance donnée par l’office allemand des cartels à Google, qui fait pourtant l’objet de multiples procédures anti-concurrentielles en Europe et se refuse depuis des années en Europe, à reconnaitre le droit voisin de la presse. Il faut rappeler que c’est parce que les tentatives allemandes et espagnoles de créer un droit voisin de la presse ont échoué au niveau national, que c’est le législateur européen qui a dû imposer cette rémunération au niveau européen par la directive DAMUN 2019/790 du 19 avril 2019.
3. Le Bundeskartellamt ne s’estime pas responsable de la rémunération des éditeurs
Quant au différend sur la rémunération des éditeurs au titre du droit voisin de la presse, le nerf de la guerre, le Bundeskartellamt répond qu’il « a renoncé (sic) à un examen approfondi et à une intervention à ce sujet ».
Sur la forme, on remarque que le BKartA n’a rien imposé, ni jugé, il a « incité Google à proposer à Corint Media une rémunération pour le droit voisin de la presse qui se situait au moins au niveau des contrats de licence » déjà conclus. Difficile de trouver termes moins contraignants que « inciter à proposer »…
Sur le fond, on l’a dit, les rémunérations du droit voisin dans les contrats Showcase sont soit nulles, soit dérisoires. Imposer des redevances similaires revient à réduire ce droit voisin à une peau de chagrin.
Car il était évidemment dans l’intérêt de Google de gonfler dans les contrats Showcase les paiements commerciaux qu’il maîtrise – d’une durée déterminée, non-acquis, négociables par le plus fort – plutôt que de récompenser les droits voisins. D’autant que le droit allemand d’auteur offre à Google un instrument magnifique : en cas de désaccord entre des parties sur le montant d’une rémunération équitable, l’un des outils mis à la disposition du juge est de comparer la rémunération proposée à celle en usage sur le marché. En d’autres termes, si l’on se fie uniquement aux montants nuls ou bas prévus par les contrats Showcase pour le droit voisin, ils sont dérisoires, et en tout état de cause, ils sont complètement en-deçà des rémunérations standard en droit d’auteur allemand, plutôt évaluées autour de 10% du chiffre d’affaires.
De toute façon, le BKartA s’en lave les mains, cela n’entre pas dans sa compétence, l’office renvoie expressément cette évaluation à la procédure d’arbitrage spéciale qui est prévue auprès de l’Office allemand des brevets. A part que cette procédure d’arbitrage va encore durer une année, que le DPMA ne formulera qu’une « proposition », non contraignante, les parties ayant le loisir de contester cette proposition devant le tribunal, puis de faire appel, puis d’aller devant le bundesgerichtshof, – et pourquoi pas, tout en posant une petite question préjudicielle à la Cour Européenne – et puis pendant ce temps l’inflation court, et que verra-t-on au bout de ce tunnel procédural long de peut-être huit années ?…
Pourtant, le Bundeskartellamt s’était vu allouer d’immenses facultés d’actions par la réforme de ses compétences et en particulier eu nouveau §19a de la loi sur la concurrence déloyale. L’éléphant a accouché d’une souris.
Quant à l’intérêt de l’opération Google News Showcase pour les éditeurs, le Bundeskartellamt ne dit rien sur son intérêt, s’est-il même interrogé ? C’est bien dommage, car cette question est fondamentale. Quel service est-il réellement apporté par Google, puisque les articles ne sont pas avantagés par le moteur de recherche ? Pas grand-chose. Et pour cause, c’est une attrape pour barrer la mise en place du droit voisin des éditeurs de presse.
En France, l’Autorité de la Concurrence a été beaucoup active, décidée, ferme. Elle a condamné Google à verser une amende de 500 millions d’euros pour résistance abusive, elle l’a obligé sous astreinte de 300.000 euros par jour de retard à transmettre des informations transparentes aux éditeurs et à négocier correctement avec eux.
Dans un document à part, intitulé joliment FAQ, le BKartA cherche spontanément mais étonnamment – en dernière page –, à anticiper les critiques qui pourraient lui être apportées à ce propos, et indique bien que sa procédure n’a rien à voir avec la procédure française, non. On notera au passage que le BKartA n’évoque pas l’amende de 500 millions d’euros infligée par l’autorité française à Google. D’abord, estime-il, les procédures ne peuvent être comparées, leur objet étant différent. En France, il s’agissait du refus de Google de négocier correctement avec les éditeurs eux-mêmes, alors que la procédure devant le BKartA ne concernerait que les éventuels effets d’entrave et de discrimination au détriment de l’organisme de de gestion collective Corint Media, qui pourraient découler de l’offre « Google News Showcase ». Mais n’est-ce pas la même chose ? Que fait cet organisme de gestion collective sinon représenter des éditeurs ? L’office poursuit en indiquant que tout va bien, « des » contrats de licence sont déjà conclus avec « des » éditeurs en Allemagne, et depuis février 2022, une offre de licence chiffrée a été faite à Corint Media, si bien qu’il n’y aurait pas refus de négocier, mais simplement désaccord sur un montant. A part que proposer un montant dérisoire équivaut au refus de négocier. Il indique enfin avoir comparé les résultats avec la France, mais que les résultats ne diffèreraient pas à un point tel qu’ils suggèrent de poursuivre la procédure de l’autorité de la concurrence en Allemagne. On sait que les juristes ne sont pas des mathématiciens, mais estimer que 3,2 millions (ce que Google a proposé à Corint Media, qui représente un tiers des éditeurs de presse allemands, dont le marché est plus vaste que le marché français) seraient équivalents à plus de 70 millions, sommes négociées à ce jour en France, des négociations étant toujours en cours, laisse dubitatif. Et la dernière phrase du FAQ est merveilleuse, l’office conclut « qu’en raison de la nouveauté du droit voisin », il n’a pas les moyens de statuer de toute façon sur cette question, trop nouvelle, « il n’existe pas de marchés concurrentiels adaptés à une analyse comparative ».
Le Bundeskartellamt fait nolens volens, jurisprudence : il affirme ainsi que le juge ne pourrait donc pas se prononcer, dès lors que le droit est nouveau.
Cette décision est lourde de conséquences. Elle a transformé ce droit de la presse européen en une peau de chagrin.
En France, les éditeurs ont mené un véritable bras de fer avec Google, parce qu’ils ont été soutenus sans faille par l’Autorité de la Concurrence, qui a exercé une très forte pression, parce qu’ils ont été soutenus par l’exécutif, et par l’Assemblée nationale, qui a créé une commission d’enquête et de suivi. Ils ont ainsi pu enfin commencer à récolter les fruits de ce droit voisin. Un tel bras de fer a également eu lieu en Australie notamment.
La presse « apporte une contribution fondamentale au débat public et au bon fonctionnement d’une société démocratique » avait rappelé la directive européenne qui avait créé ce droit. L’existence d’une presse pluraliste est la seule condition pour disposer d’informations fiables. Or, la presse souffre depuis des années de l’absorption de ses revenus par la Silicon Valley.
La disponibilité en ligne d’articles de presse a permis aux moteurs de recherche, aux réseaux sociaux et autres agrégateurs d’informations de générer des revenus importants. Non pas que ces articles aient été vendus par eux, mais ils ont alimenté gratuitement le contenu de ces services, qui ont ainsi pu fournir tout aussi gratuitement les informations attendues par les internautes, augmentant ainsi de manière exponentielle leur nombre de visiteurs. Leurs services publicitaires sont ainsi devenus de plus en plus attractifs, puisqu’ils captent la majeure partie de l’audience. Mais surtout, le traitement des données personnelles, c’est-à-dire des informations les plus intimes recueillies à la lecture des articles, leur permet de proposer des services publicitaires de plus en plus ciblés. Il est impossible pour la presse de lutter contre cette force centrifuge si elle ne dispose pas de droits à invoquer. Les abonnements n’ont pas suivi, les recettes publicitaires de la presse ont été divisées par deux, celles des géants californiens absorbent désormais la quasi-totalité des recettes publicitaires mondiales.
La messe n’est pas encore dite en Allemagne, certes. Mais les derniers éditeurs de presse allemands, qui luttent encore depuis plus de dix années sans le soutien majeur apporté en France par le gouvernement et leur autorité de la concurrence, risquent de se fatiguer des négociations et procédures, et préférer signer un accord même modeste.
Marie-Avril Steinkuehler
Avocate aux barreaux de Paris et Berlin
Marie-Avril Roux Steinkuehler est avocate aux Barreaux de Paris et Berlin. Elle a accompagné en 2022 la société Corint Media afin de la rapprocher des principaux acteurs du droit voisin de la presse en France et de développer un maillage européen des organismes de gestion collective en charge du droit voisin de la presse.
(2)https://www.buzer.de/gesetz/4838/al148015-0.htm
(3) Les éditeurs représentés par Corint Media, l’organisme de gestion collective en charge de la gestion des droits voisins en Allemagne, avaient intenté une action en injonction contre Google au titre du droit de la concurrence. Parallèlement, Corint Media avait déposé une demande auprès de l’instance d’arbitrage de l’Office allemand des brevets et des marques, prévue par la loi sur les organismes de gestion collective (VGG) comme première instance qualifiée dans les litiges opposant les organismes de gestion collective aux utilisateurs, afin de faire constater l’adéquation et l’applicabilité du tarif proposé à Google. La sentence a ensuite été contestée et l’affaire portée devant le tribunal régional de Berlin (équivalent du Tribunal judiciaire). Le tribunal Berlin a qualifié de « fondées, au moins en partie », les demandes formulées par Corint Media à l’encontre de Google (en vue d’obtenir des informations sur le chiffre d’affaires généré par l’utilisation de publications de presse et – dans un deuxième temps – un paiement pour utilisation). Toutefois, le tribunal régional de Berlin a suspendu la procédure et a demandé à la CJUE de statuer à titre préjudiciel sur la question de savoir si la réglementation allemande relative aux droits voisins de la presse ne devait pas être notifiée conformément à la directive 98/34/CE en liaison avec la directive 98/48/CE (ce qui n’avait pas été fait en 2013). Google avait fait valoir que le droit de protection des prestations de presse n’était pas applicable, car le gouvernement fédéral avait omis de notifier ce droit à la Commission européenne. La CJUE a décidé le 12 septembre 2019 qu’il y avait une exigence de notification (C-299/17)..
(5) § 92 et suivants de la Verwertungsgesellschaftsgesetz ou VGG, loi sur les organismes de gestion collective, https://www.gesetze-im-internet.de/vgg/BJNR119010016.html#BJNR119010016BJNG001900000
(6) § 105 VGG
(7) https://www.gesetze-im-internet.de/gwb/__19a.html
(8) https://www.autoritedelaconcurrence.fr/sites/default/files/integral_texts/2021-07/21d17_0.pdf
(10) https://www.corint-media.com/3_2-millionen-euro-fur-presse-rechte/
(11) Voir par exemple les déclaration de Monsieur Bruno Le Maire, ministre de l’Economie, et de Monsieur Emmanuel Macron, président de la République, Le Point, 14 mars 2022 https://amp-lepoint-fr.cdn.ampproject.org/c/s/amp.lepoint.fr/2468008
(12) https://www.assemblee-nationale.fr/dyn/15/rapports/dv/l15b4902_rapport-information#_Toc256000055
(13) https://edition.cnn.com/2021/02/24/media/australia-media-legislation-facebook-intl-hnk/index.html
(14) Considérant 54 de la directive DAMUN https://eur-lex.europa.eu/legal-content/FR/TXT/?uri=CELEX%3A32019L0790
Marie-Avril Steinkuehler
Avocate aux barreaux de Paris et Berlin