LIBERTE D’EXPRESSION ET DEVOIR D’EUROPE.
A en croire Elon Musk, Mark Zuckerberg et consorts, nos législations européennes- RGPD, DSA et DMA-seraient constitutives de menaces graves pour la liberté d’expression. Elles ne seraient rien d’autre qu’une nouvelle forme de censure et permettraient de taxer les grands réseaux. Ils n’hésitent pas à soutenir que les amendes infligées légalement ne seraient in fine que des droits de douane. Le pire est que nombre d’Européens le croient et le soutiennent.
DE QUOI S’AGIT-IL ?
La liberté d’expression est un droit fondamental qui trouve ses racines philosophiques au 18e siècle en Angleterre et en France. Elle est au cœur des débats révolutionnaires de 1789 quasi concomitamment avec ceux de la toute jeune République américaine. Benjamin Franklin s’était nourri des idées des philosophes du 18e à Paris et les a importées au tout jeune pays : les Etats-Unis, où la constitution est adoptée le 17 septembre 1787 sans Déclaration des droits. Celle-ci intervient le 25 septembre 1789 avec notamment le fameux premier amendement qui proclame la liberté d’expression.
En outre ce texte suit la déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 qui fut votée entre les 20 et 26 août 1789 par l’Assemblée nationale à Paris, soit un mois auparavant.
Et Messieurs Trump, Musk et consorts voudraient nous faire croire que c’est nouveau !…
La liberté d’expression y figure à l’article 11. Mais ce n’est pas pour cela qu’elle pourrait être considérée comme moins fondamentale en France. Simplement aux Etats-Unis il semblait nécessaire de placer cette liberté en tête du fait de la censure infligée par l’Angleterre.
En 1789, les Révolutionnaires ont précisé que cette liberté est un des « droits les plus précieux de l’Homme ». Il comporte, selon eux, « la tolérance pour des idées ou des informations qui heurtent, choquent, ou inquiètent l’Etat ou une fraction de la population » : c’est toujours notre droit français.
Ce droit a ensuite été « mondialisé » par la proclamation solennelle, le 10 décembre 1948, de la Déclaration universelle dont un des principaux rédacteurs fut René Cassin. Ensuite elle fut « européanisée » dans la grande Europe du Conseil de l’Europe, le 4 novembre 1950 : c’est la Convention Européenne de sauvegarde des Droits de l’Homme (CEsDH), principalement rédigée par Pierre-Henri Teitgen, qui proclame cette liberté à l’article 10. Donc, nous, Français, qui sommes à l’origine de ce droit fondamental, n’avons aucune vocation pour la censure….
En Europe -et je répète qu’il s’agit de celle des 46 du Conseil de l’Europe-la Cour de Strasbourg a toujours déclaré que la liberté d’expression « est la condition indispensable à la jouissance effective de nombreux autres droits de l’homme ».
Dans la Charte de l’Union européenne du 7 décembre 2000, c’est à l’article 11 que cette liberté est proclamée sous forme de « droit qui comprend la liberté d’opinion et la liberté de recevoir ou de communiquer des informations ou des idées sans qu’il puisse y avoir ingérence d’autorité publique et sans considération de frontières ».
Bref nous n’avons pas besoin que l’on nous rappelle ce droit qui est fondamental dans notre espace européen et même universel.
DROIT FONDAMENTAL OU DROIT ABSOLU
Est-ce que pour autant ce droit fondamental serait un droit absolu comme voudraient le faire croire les grands manitous à la tête des réseaux soutenus par monsieur Trump ? Certainement pas !
Car tout droit, fût-il « très fondamental » est relatif. Le droit à la vie, certainement le plus fondamental des droits est limité par la légitime défense, le droit de la guerre, etc… En l’espèce la CEsDH a imposé des limites à la liberté d’expression dans son article 17. Selon lequel ce droit fondamental- et plus largement tout droit- « ne saurait conférer un droit quelconque de se livrer à une activité ou d’accomplir un acte visant à la destruction des droits et libertés reconnus dans la présente convention, ou des limitations plus amples de ces droits et libertés que celles prévues à ladite convention. »
En clair, la liberté s’arrête là où commence celle des autres, c’est-à-dire si elle viole un droit quelconque des autres. Les restrictions à la liberté d’expression-bien connues des directeurs de publications ! -sont limitatives (intérêts publics, protection des droits d’autrui, apologie des crimes de guerre, provocation à la haine, etc…) et doivent être prévues par la loi.
Donc le droit européen est limpide : la censure est rigoureusement interdite et les seules restrictions à la liberté d’expression doivent être établies par la loi, ou être justifiées par la protection d’autres droits fondamentaux. Mais c’est cela que rejette Elon Musk &Co, et cela au nom d’une spécificité, selon laquelle les hébergeurs- ce que sont les réseaux – ne seraient pas soumis à ces restrictions. Ils se fondent pour cela sur la loi Clinton qui en avait décidé ainsi au siècle dernier (1996) lorsque cette industrie était encore balbutiante et déficitaire…
L’Union européenne a adopté une directive 2000/ 31/CE sur le commerce électronique, transposée en droit français par la loi LCEN du 21 juin 2004 et modifiée en dernier lieu le 13 octobre 2015. Il découle de ces textes que les hébergeurs ont l’obligation de retirer les contenus illicites signalés par les utilisateurs ou les autorités publiques et de conserver des informations sur les auteurs de contenus illicites.
Elon Musk et ses affidés rejettent la possibilité pour les autorités publiques, c’est à dire l’Etat et où la Commission, d’obliger les réseaux à retirer les contenus et veulent se réserver la possibilité de rejeter les demandes de retrait formulées tant par les autorités publiques que par les utilisateurs.
Mais, nous Européens, sommes convaincus qu’il vaut mieux laisser les restrictions à la liberté d’expression aux mains des élus des Parlements nationaux et du Parlement européen, et l’application de ces lois de restriction, ainsi démocratiquement adoptées, aux mains des autorités publiques, plutôt qu’à un groupe de libertariens ex californiens et néo texans, et désormais Trumpistes.
De même, nous Européens, comme le dit fort bien Bertille Bayart, devons cesser d’être naïfs. Car cet argument, prétendument massue, manié ad nauseam, n’est qu’un paravent. Paravent derrière lequel se cachent les raisons véritables : en premier lieu supprimer les entraves pour pouvoir « braconner l’Europe » (encore Bertille Bayart), parce que nos règles sont autant de freins à leur avidité sans limites, même pas celles inhérentes à notre civilisation occidentale !
Mais il ne suffit pas de perdre notre naïveté et d’arrêter de croire que ces GAFAM, ou « magnificent Seven », travaillent pour le bien de l’humanité.
IDFRights, l’avait déjà dénoncé à propos des données. Le journal » Les Echos » avait publié mon article sur le vol de nos données par les GAFAM. Ni la France, ni l’Union européenne n’avaient réagi. Dans la foulée l’intelligence artificielle est arrivée, avec nos données, mais sans nous…
ALORS, GEMIR OU AGIR ?
Les souverainistes, étrangement, sont tout à coup muets. Et pour cause ! Le seul terrain où nous pouvons imposer notre modèle de valeurs, patiemment construit depuis plus de 2 siècles, n’est pas cette nation qu’ils chérissent. Ceux qui rallient Trump ou soutiennent Poutine, doivent se rappeler que ces deux-là n’aiment que l’Europe en morceaux et méprisent chacun des morceaux comme le dit fort bien Franz-Olivier Giesbert).
L’Europe, c’est-à-dire l’Union européenne pour être clair, est depuis longtemps une nécessité. En effet, au célèbre : « nous n’avons plus d’ennemis » de Helmut Kohl en 1991, a succédé au vingt-et-unième siècle une situation où il nous est plus difficile de compter nos ennemis que nos amis. Bernard- Henry Lévy nous avait déjà alerté, début 2018, en dénonçant les volontés impériales, voire impérialistes, de « l’empereur et les 5 rois. »
Il y avait dénoncé le nouveau tsar, Poutine ; le néo sultan, Erdoğan ; les ayatollahs perses ; le quasi-roi d’Arabie, MBS ; et l’empereur de Chine, Xi Jinping, qui venait de se faire élire à vie … Et en 2018 nous étions avant les guerres aujourd’hui à nos portes !…
À cette époque, nous pouvions encore penser, à tort certes a posteriori, que l’ouverture tous azimuts de nos frontières sans aucune réciprocité, et nos accords commerciaux avec la Chine notamment (quasi systématiquement violés par nos « partenaires ») préserveraient et la paix et notre bien-être. Ainsi, tout en proclamant la nécessité d’approfondir notre Union, nous avons continué à procrastiner, malgré, les nombreuses voix qui alertaient.
Nous pouvions également encore penser que ces menaces décrites par BHL étaient dirigées contre l’Occident et que nous faisions bloc avec- ou plutôt derrière…- les Etats-Unis.
MAIS AUJOURD’HUI ?
D’abord nos « partenaires » ont montré leur bellicisme d’une part (Mr Poutine), et leur mépris de nos règles de concurrence loyale d’autre part, (Mr Xi Jinping).
Ensuite et surtout nos amis alliés, déjà sous Obama mais avec une accélération et une brutalité inouïe sous Trump, nous ont fait comprendre qu’on est encore un peu alliés mais surtout une proie.
Franz-Olivier Giesbert alerte depuis plusieurs semaines, notamment sur les questions de défense et du numérique en dénonçant les retards dus à l’absence de volonté de faire l’Europe.
Nicolas Baverez vient de nous mettre au pied du mur : en procrastinant encore nous risquons « soit la tutelle géopolitique et économique des États-Unis sans même une garantie de sécurité effectivUNe ; soit la transformation en puissance pour défendre face aux empires notre souveraineté, notre liberté et notre civilisation ».
On ne saurait mieux dire ! Mais en avons-nous la volonté ?
Il donne le chemin : « la réconciliation avec le travail, le risque et les armes ». Alain Minc dénonce en outre la faiblesse française – en nous qualifiant de « bisounours » – au sein de l’Europe.
Quant à Jacques Attali, il pronostique une dictature, soit de Trump, soit des oligarques de la new tech…
Bref, à moins d’être sourds et aveugles, nous savons aujourd’hui qu’il y a urgence à nous mobiliser, donc nécessité de rendre l’Europe puissante. Seule voie envisagée par chacun de ces « lanceurs d’alerte ».
UN IMPERIEUX DEVOIR D’EUROPE
L’Occident n’étant plus uni, la force primant le droit, la violence étatique semblant l’emporter ; bref : face à la menace de disparition de ce que nous sommes, nous avons aujourd’hui un « devoir d’Europe ».
Car, « la jouer perso », ou comme nos amis Britanniques, « take control back », serait ignorer que chacune des ex-puissances européennes du début du XXème siècle ne dispose plus d’aucune souveraineté effective. De plus, chacun d’entre nous – Britanniques, Allemands, Français ou Italiens- n’a aucune capacité, seul, à s’opposer aux visées impériales des géants qui nous ont remplacés au XXIème siècle.
Ce devoir d’Europe implique une avancée encore plus importante que celle des années 1984- 1993 qui ont vu la naissance du marché unique, de l’euro, et de Schengen. Cette fois-ci, il faudra renverser certaines priorités : en premier lieu arrêter de nous auto- concurrencer au sein de l’UE tout en laissant nos frontières extérieures (quasi inexistantes !) ouvertes au grand vent, c’est à dire à nos prédateurs. Il faudra faire l’inverse.
En outre, en nous inspirant de notre voisin Suisse, et en utilisant le principe de subsidiarité, l’UE devra re- déléguer nombre de réglementations au plus près de la population et se concentrer sur le régalien. Momentanément, la géopolitique devrait primer le climatique, ce qui ne signifie pas que ce dernier doive être abandonné. L’UE doit être soudée et éviter toute réglementation punitive pour ses citoyens, auxquels nos adversaires ne seraient pas soumis. C’est là, une condition essentielle pour ne pas disparaitre complètement dans le domaine du numérique/digital et de l’IA.
Madame Von der Leyen a commencé à l’annoncer à Davos : il semble que les rapports Draghi et Letta ne devraient pas rester lettres mortes. La prise de conscience semble bien là. Mais ce n’est plus suffisant. Ou nous décidons d’être une puissance et nous pourrons sauver notre modèle de démocratie, de liberté avec l’Etat de droit et d’économie sociale de marché, seule à même de protéger les travailleurs et les citoyens. Ou nous deviendrons, chacun de nos Etats, des vassaux destinés à être une réserve touristique …et une source d’enrichissement des géants américains de la new tech. Les Cités grecques avaient fait le choix de rester maitre chacun chez soi, nous savons ce qu’il est advenu.
Voilà pourquoi le devoir d’Europe s’impose !
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Jean-Pierre Spitzer
Avocat honoraire et Conseiller référendaire à la CJUE
Vice-Président iDFrights