20 décembre 2021
Chers amis,
En septembre, vous avez voté et choisi ceux et celles qui vont composer le nouveau Bundestag.
Entre nos deux pays, les initiatives multilatérales – création de la Communauté européenne du charbon et de l’acier, création de la Communauté européenne de l’énergie atomique, traité de Rome, création de l’euro, notamment – et bilatérales – depuis le traité de l’Élysée de 1963 – ont jalonné un rapprochement progressif et nourri une confiance croissante. Sur certains sujets, nous convergeons aisément. Sur d’autres, nous avons des points de vue différents, mais nous avons appris à nous parler, à nous écouter, à nous comprendre et à rechercher des compromis.
Le sujet de la sécurité de l’Europe, en général, et celle de nos deux pays est singulièrement important et particulièrement sensible. Concertations régulières sur les grands sujets de sécurité, initiatives diplomatiques conjointes, programmes de développement d’armements communs, efforts pour rapprocher les politiques d’exportations d’armements, collaboration sur des théâtres d’opérations extérieures, mise en commun de troupes conventionnelles,… : les « chantiers » bilatéraux sont nombreux. Pas à pas, ils permettent de progresser.
Citoyens français, nous avons occupé des responsabilités dans le système militaire, technologique, diplomatique français, européen ou atlantique. Sans allégeance partisane, sans mandat de nos autorités, nous réfléchissons à la sécurité européenne. L’heure nous paraît venue qu’une fois de plus, la France et l’Allemagne proposent une nouvelle étape importante de leur projet européen : la reconnaissance d’intérêts vitaux identiques, français et allemands, susceptibles de bénéficier de la protection basée sur la dissuasion nucléaire française. L’objectif de cette lettre est de vous décrire cette proposition.
L’Europe doit se défendre
Dans le monde multipolaire actuel, l’Europe doit se défendre, car les situations, les alliances et les menaces sont plus complexes, nombreuses et diverses. Une menace n’est pas simple à définir. Les relations entre pays sont, le plus souvent, ambiguës, mêlant les collaborations et les échanges avec la compétition et, parfois, la confrontation. Le risque d’engrenage est permanent. L’histoire est riche de situations où un incident a conduit à une crispation, puis à une hostilité, puis à une mobilisation, puis à un conflit armé.
Tel est le monde dans lequel nous vivons : multipolaire, complexe, mouvant, ambigu, imprévisible, technologique, dématérialisé. Dans ce monde périlleux et incertain, nous devons être prêts à toutes les éventualités pour assurer l’indépendance de nos pays. Certes, la contribution apportée par les États-Unis à la sécurité européenne à travers l’Otan est précieuse.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis sont devenus un allié essentiel pour l’Europe : ils partagent avec les pays européens membres de l’Alliance des valeurs démocratiques fondamentales. Leur puissance militaire est la première du monde et peut, à ce titre, faire réfléchir, hésiter et reculer un adversaire. Enfin, ils partagent avec l’Europe des moments décisifs de leurs histoires respectives qui créent des liens indissolubles.
La contribution des États-Unis n’est pas suffisante
Pourtant, la contribution des États-Unis à la sécurité européenne n’est pas suffisante, car la protection apportée par les États-Unis aux autres membres du traité de l’Atlantique nord n’est pas automatique. L’article 5 du traité de l’Atlantique nord stipule que si un pays de l’Otan est victime d’une attaque armée, chaque membre de l’Alliance considérera cet acte de violence comme une attaque armée dirigée contre l’ensemble des membres et prendra les mesures qu’il jugera nécessaires pour aider le pays attaqué. Les mots-clefs sont « les mesures qu’il jugera nécessaires… ». Chaque pays, les États-Unis comme les autres, est libre de décider ce qu’il veut faire ou ne pas faire : la protection n’est pas automatique. L’Europe n’est plus la première préoccupation stratégique des États-Unis. Pendant la guerre dite froide, l’Europe était le lieu principal de la confrontation entre les deux blocs. Aujourd’hui et probablement pour très longtemps, le premier adversaire des États-Unis est la Chine.
Les Européens ne peuvent se contenter de déléguer aux États-Unis l’essentiel de leur politique de défense, ni même leur réflexion stratégique.
Face à une menace, quelle qu’elle soit, rien ne permet d’être sûr que les États-Unis et les pays européens auront la même analyse, évalueront la menace de la même façon et prendront les mêmes décisions. Par exemple, si les États-Unis étaient entraînés dans une crise bilatérale ou multilatérale avec un autre pays, qui sait si les pays européens seraient prêts à s’engager à leurs côtés ? De même, si les relations entre plusieurs pays du ou proches du continent européen dégénéraient en conflit ouvert, qui sait comment réagiraient les États-Unis ?
Telle est la situation. Les États-Unis sont un allié essentiel des pays européens membres de l’Alliance atlantique. Cette alliance est précieuse. Elle contribue à notre sécurité et celle d’autres pays européens. Mais cette alliance n’est plus suffisante, cette protection n’est pas garantie. L’Europe doit, à la fois, préserver l’Alliance atlantique et prendre sa sécurité en main. Les Européens ne peuvent se contenter de déléguer aux États-Unis l’essentiel de leur politique de défense, ni même leur réflexion stratégique. L’Europe doit exister, pas seulement comme un marché, mais aussi comme une puissance.
L’Allemagne et la France peuvent – et doivent – ensemble, contribuer à cette nécessité.
Désarmemement général et universel
Même si à long terme, il faut viser un désarmement général et universel, la conviction des auteurs de cette lettre est que nos pays doivent viser l’objectif d’un désarmement général et universel, c’est-à-dire une situation dans laquelle l’ensemble des armements – conventionnels et nucléaires – seraient progressivement bannis et n’existeraient plus à terme. Ce désarmement ne saurait cependant être unilatéral. Se priver de moyens de Défense incluant une dissuasion nucléaire – dans un monde où le nombre de pays disposant d’armes nucléaires est en augmentation, et où certains pays ne cessent de développer, moderniser et sophistiquer leurs arsenaux, conventionnel et nucléaire – équivaudrait, pour l’Europe, à abandonner toute volonté d’indépendance.
Les pays européens doivent donc, tout à la fois, œuvrer à consolider leur capacité à protéger leur sécurité, notamment grâce à une stratégie adaptée aux défis des temps actuels et à des moyens militaires – conventionnels, cyber et nucléaires – suffisants, et, à contribuer à l’objectif de désarmement.
Dans ce cadre, il est temps de reconnaître et décider que les intérêts vitaux de l’Allemagne et de la France sont étroitement liés et peuvent bénéficier conjointement d’une protection bâtie à partir de la dissuasion nucléaire française.
Nous souhaitons rappeler que les intérêts vitaux français sont protégés par la dissuasion nucléaire de la France : la force de dissuasion nucléaire française est la clef de voûte de la sécurité de la France et la garantie de ses intérêts vitaux. Toute menace d’origine étatique contre ces intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne et quelle qu’en soit la forme, relève de la dissuasion nucléaire. La doctrine nucléaire française est purement défensive. Il s’agit de protéger les intérêts vitaux de la France et non de gagner, attaquer, ou conquérir. La stratégie nucléaire française vise à empêcher la guerre.
Interprétation élargie des intérêts vitaux
Les forces nucléaires françaises ne sont dirigées contre aucun pays. L’arme nucléaire française n’est pas une « arme de champ de bataille ». Cette dissuasion est et doit rester l’arme ultime, c’est-à-dire celle qui ne serait actionnée que si tous les efforts diplomatiques et moyens de défense avaient échoué, mettant en péril la survie même du pays. Pour autant, la stratégie de dissuasion nucléaire française ne saurait être perçue comme faible. Un dirigeant d’État qui viendrait à mésestimer l’attachement viscéral de la France à sa liberté doit savoir que les forces nucléaires françaises sont capables d’infliger des dommages inacceptables à tout pays du monde.
Mais la France sait qu’elle vit dans un tissu d’intérêts qui dépasse ses frontières. L’Europe occidentale, dans son ensemble, bénéficie indirectement de la stratégie française qui constitue un facteur de stabilité déterminant de la sécurité en Europe, et de l’Alliance plus généralement. Cette interprétation élargie des intérêts vitaux a été largement consolidée dans les discours présidentiels français successifs. En ce qui concerne les intérêts vitaux de la France et de l’Allemagne, les auteurs de cette lettre ne perçoivent pas de situations ultimes où ils seraient différents. Plus d’une fois, en un demi-siècle, les chanceliers allemands et les présidents français ont envisagé que les intérêts vitaux allemands puissent structurellement bénéficier de la protection apportée par la dissuasion nucléaire française.
À chaque fois, le président français a conclu que la situation n’était pas suffisamment mure pour permettre cette avancée. Nous sommes convaincus que les circonstances sont aujourd’hui suffisamment différentes pour envisager une telle initiative et que, comme l’y a encore récemment incité le président Biden, l’Europe doit prendre en main sa défense. En effet, chacun, en Allemagne comme ailleurs, prend conscience d’une évidence : les États-Unis, qu’ils soient gouvernés par des républicains ou des démocrates, accordent toujours la priorité, dans leurs décisions et leurs initiatives, aux intérêts américains. Comment s’en étonner ? Et comment ne pas faire de même ?
Cette lettre n’est pas anti-américaine
Une question est souvent posée : quelle est la définition des intérêts vitaux ? La définition des intérêts vitaux de la France n’a, volontairement, jamais été précisée publiquement. En effet, une définition trop précise permettrait à un adversaire de se positionner « juste en dessous » de la ligne ainsi définie. Un certain flou a, pour cette raison, toujours été utilisé. Une telle approche facilite l’appréciation de la coïncidence des intérêts vitaux français et allemands.
Cet élargissement du champ de la population protégée, apportée par la dissuasion nucléaire française serait, s’il est décidé par les deux pays, un complément et non une substitution à la protection apportée par la dissuasion nucléaire américaine au travers de l’Otan.
Quand les Français s’expriment sur les sujets de sécurité, en général, et sur l’Alliance atlantique et l’Otan, en particulier, ils sont volontiers suspectés d’anti-américanisme. Soyez en assurés, la vision qui anime nos réflexions et cette lettre n’est pas anti américaine. Notre conviction est que l’alliance avec les États-Unis est, pour l’Europe, une réalité indiscutable et un atout précieux. Nous ne surestimons pas les forces militaires françaises, nucléaires et conventionnelles. Nous ne sous-estimons pas l’importance de l’alliance américaine. Deux fois, dans notre histoire, elle a permis notre indépendance.
Nous ne sous-estimons pas non plus l’écart de puissance entre les forces militaires américaines et françaises – même si le caractère « égalisateur » du nucléaire réduit cet écart. Nous ne vous proposons donc pas une substitution mais une addition. La protection qui serait bâtie à partir de la dissuasion nucléaire française ne se substituerait pas à la protection américaine, elle s’ajouterait à elle, garantissant notre sécurité collective en cas d’empêchement américain. Cette clarification est essentielle, tant pour l’Allemagne et la France que pour les États-Unis.
Un projet révolutionnaire et naturel
Un tel projet est à la fois révolutionnaire et presque naturel. Révolutionnaire parce qu’il imposerait de transformer la doctrine de défense de chacun de nos deux pays. Presque naturel parce que l’imbrication de nos pays est devenue telle qu’il paraît difficile d’envisager que les intérêts vitaux de l’un soient affectés sans que ceux de l’autre ne soient aussi impactés. Néanmoins, notre lettre aujourd’hui exprime une ambition et décrit un projet qui demandent à être approfondis. Plusieurs questions majeures devront être traitées. Voici une première liste de six d’entre elles :
Comment fonctionnera ce partenariat ? Actuellement, la dissuasion nucléaire française est organisée de façon précise. Cette organisation n’est pas publique, mais l’élément le plus connu est que le décideur ultime est le chef de l’État. Il faudra mettre au point des modalités – d’évaluation des menaces, de concertation, de mise en œuvre de la force nucléaire – qui traduisent la réalité du partenariat et qui devraient être conjuguées à la responsabilité du décideur ultime.
Comment articuler ce partenariat nucléaire avec une collaboration entre les deux pays dans les domaines conventionnels, de la cybersécurité et de la sécurité spatiale ?
Comment articuler ce partenariat entre la France et l’Allemagne avec l’Alliance atlantique et le commandement intégré de l’Otan ?
Comment articuler ce partenariat avec l’Union européenne dont nous sommes, tous deux, membres fondateurs ?
Que proposer aux alliés européens de la France et de l’Allemagne ? Comment éviter qu’ils ne se sentent exclus de ce grand projet ? Il pourrait être sage de prévoir un calendrier de discussion avec ces pays, postérieurement à la conclusion des discussions entre la France et l’Allemagne.
Que prévoir, en particulier, avec le Royaume-Uni ? Ce pays a, comme la France, une doctrine et une capacité nucléaires. Malgré le Brexit, il semble judicieux de prévoir une collaboration particulière avec ce pays important, acteur clef de la défense de l’Europe, allié considérable de la France – en particulier pour le nucléaire – et de l’Allemagne.
Franchir une nouvelle étape
L’usage est que les sujets stratégiques restent l’apanage d’un petit nombre de responsables et d’experts de haut niveau. Il nous semble, au contraire, que ces sujets, parce qu’ils sont essentiels, doivent être connus, partagés, et discutés avec les citoyens.
Cette lettre vous arrive alors que les douloureux événements d’Afghanistan et de Kaboul sont encore présents dans les esprits européens et américains. Ces événements récents ne sont en aucun cas la cause de l’appel que nous envoyons. Il s’agit, plus fondamentalement, des relations entre nos deux pays et de leur souveraineté au sein de l’Union européenne.
Après une histoire tragique partagée, l’amitié de près de soixante ans entre l’Allemagne et la France est une composante majeure de l’Europe du XXIe siècle et de sa stabilité. Dans beaucoup de domaines – économiques, monétaires, financiers, budgétaires, culturels, diplomatiques, sécuritaires, technologiques… –, nos deux pays ont su se rapprocher, se parler, comprendre leurs différences, travailler et construire ensemble. Sur un sujet aussi fondamental que notre Défense commune, comment ne pas essayer de franchir la nouvelle étape que nous vous proposons ici ? Nous espérons que cette lettre induira des échanges francs, fertiles, et un partenariat nouveau, solide et confiant.
*Signataires :
Jacques Lanxade : ancien chef d’état-major des armées
Joachim Bitterlich : ancien ambassadeur allemand
Jean-Louis Gergorin : chargé de cours à Sciences Po Paris, ancien chef du Centre d’analyse et de prévision du Quai d’Orsay
Pierre Prieux : industriel
Michel de Rosen : industriel, ancien conseiller du ministre de la Défense
Jean-Pierre Spitzer : avocat, ancien conseiller technique au ministère des Affaires étrangères
Daniel Verwaerde : ancien administrateur général du CEA
Denis Mercier : ancien commandeur pour la transformation de l’Otan
L’Institut
À la fois enjeu de nos sociétés démocratiques et ingrédient stratégique pour les acteurs économiques, les données numériques sont au coeur des grands questionnements autour du monde digital. La gouvernance des données ne peut plus s’en remettre au hasard des initiatives isolées ou aux simples lois du marché : elle doit être, à différents niveaux, régulée, organisée, codifiée. Si le règlement européen RGPD constitue une avancée majeure reconnue bien au-delà des frontières de l’UE, il ne suffira pas.
Initiative de juristes, chercheurs, universitaires, ONG, acteurs de l’écosystème numérique et personnalités publiques, l’Institut des Droits Fondamentaux Numériques est né de cette importance et de l’urgence d’une réelle gouvernance des données, protectrice à la fois des droits des individus (citoyens, consommateurs), et de ceux des entreprises et organisations.
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