Métavers : des opportunités à réguler
Depuis le changement de nom du groupe Facebook en Meta à l’automne 2021 et l’ambition affichée de Marc Zuckerberg de créer son propre métavers, ce terme n’a jamais autant fait parler de lui. Pourtant, le concept est loin d’être nouveau. Contraction de « meta » et « univers », le métavers fait référence à un monde virtuel immersif en trois dimensions, en temps réel, persistant et partagé 1 . De tels univers étaient envisagés par la littérature dès les années soixante 2 . Le terme y est employé pour la première fois en 1992 pour désigner un monde sans loi dans lequel les entreprises privées se substituent à l’Etat et les citoyens existent à travers un avatar 3 . Depuis, les avancées technologiques ont donné la possibilité de créer des espaces virtuels dans lesquels les utilisateurs peuvent interagir, possibilité majoritairement utilisée par des jeux vidéo dont l’essor a constitué la première vague de développement du métavers 4 . La dimension sociale de ces jeux est une raison importante de leur succès, en offrant la possibilité aux joueurs de se créer une identité propre évoluant dans une réalité sociale.
Plus récemment, le mot métavers est employé pour désigner un espace virtuel en trois dimensions dans lequel les utilisateurs sont représentés par des avatars qui peuvent interagir. C’est dans cette optique que la recherche française avance, avec notamment le projet de métavers open source du Lab Orange 5 . Ces développements concernent des métavers, mais la création d’un Métavers (M majuscule) interopérable et persistant qui se positionnerait comme véritable équivalent virtuel du monde réel, touchant à tous les secteurs (éducation, tourisme, culture, industrie, santé…) est l’ambition de beaucoup, notamment du groupe Meta qui a investi plus de 10Md € en 2021 dans sa filière de réalité virtuelle 6 . Le Métavers annoncé par Mark Zuckerberg sera accessible grâce à un casque de réalité virtuelle afin de rendre l’interface la plus immersive possible, son objectif étant de faire disparaître la limite entre le monde réel et le monde virtuel. Cependant, le Métavers de Meta n’est qu’un segment des différents métavers qui se développent. Bloomberg Intelligence projette la taille du marché du métavers à 800Md € en 2024 7 , illustrant l’intérêt croissant pour cette innovation. Positionner le marché du métavers est difficile car pour l’instant son développement est surtout poussé par l’industrie dans une logique d’offre 8 , rendant son acceptabilité sociale peu évidente : en mai 2022, 75% des Français avaient des craintes vis-à-vis du mélange entre monde réel et virtuel opéré par le métavers 9 .
La mission exploratoire sur les métavers commanditée par le Gouvernement français observe qu’une technologie ne s’impose que si elle apporte un gain significatif et durable. Ainsi, la projection de Bloomberg Intelligence ne peut tenir que par le potentiel du métavers à révolutionner la recherche et les services dans de nombreux domaines.
Dans le domaine de la culture, le métavers promet d’avancer grandement la conquête de l’ubiquité 10 en permettant au spectateur d’entrer dans les œuvres et aux œuvres de sortir de leur cadre 11 . La réalité virtuelle permet également de faciliter l’éducation et l’apprentissage grâce à des immersions dans des situations professionnelles, dans le domaine de la santé notamment. Dans ce dernier, le métavers permet d’accélérer les recherches avec des expériences impossibles dans le monde réel – ce que le pionnier français de la visualisation en trois dimensions, Dassault Systèmes, a démontré dans l’industrie, laquelle pourrait bénéficier d’un développement sans précédent de nouvelles applications testées dans le métavers. Le métavers est aussi présenté et conçu comme étant un lieu de socialisation sans précédent, qui permet de s’affranchir de barrières spatiales et d’interagir avec d’autres utilisateurs à tout moment, de façon anonyme et immersive, ayant ainsi le potentiel de révolutionner notre vie quotidienne. De telles perspectives nous obligent à considérer tous les enjeux sociétaux, sociaux et économiques qui en découlent.
Le principe même de réalité virtuelle immersive implique l’utilisation d’objets connectés (casques, combinaisons) qui captent un nombre colossal de données personnelles, notamment biométriques, nombre bien plus important que les données collectées par notre utilisation de smartphone, de réseaux sociaux, d’outils de géolocalisations, etc. L’accès aux données relatives au comportement humain, à nos activités mentales, émotions, réactions par les éditeurs de métavers laisse craindre le renforcement d’oligopoles existants et la création de nouveaux, qui seront en mesure de proposer des publicités encore plus, et donc extrêmement, ciblées. Chacun pourra créer, grâce à ses données biométriques et comportementales, un avatar dans le monde virtuel identique à son analogue réel. Se pose alors la question de la propriété des données concernées : il est essentiel de garantir ici le droit fondamental à la protection des données personnelles, ancré en Europe, et de ne pas laisser la philosophie américaine de commercialisation des données personnelles s’appliquer. La croissance annuelle de 50% des données stockées dans le monde pose également la question de la souveraineté de ces données 12 , inquiétudes exprimées par l’industrie européenne notamment 13 . Cela étant, la mission exploratoire précitée exprime que « le développement d’un «métavers européen» semble en l’état peu réaliste » en raison de la nécessité technologique de partenariats avec des acteurs américains notamment. Cette dépendance transatlantique nécessite que la France, et l’Union européenne plus largement, établissent leurs standards et conditions avant d’ouvrir la voie à l’exploitation massive des données de leurs citoyens par les GAFAM et autres. Une voie à explorer pourrait être celle adoptée par le Chili, qui a consacré des « neurodroits » en 2021 afin d’appliquer les droits humains aux technologies cognitives. Le développement des nouvelles technologies a impliqué une réflexion sur de nombreuses questions éthiques, questions qui se multiplient avec le métavers.
Les Etats-Unis ont ouvert les discussions sur ce sujet par une circulaire de la Maison Blanche 14 , alors que l’Union Européenne a annoncé une initiative pour mai 2023 15 , dont le Commissaire européen Thierry Breton a partagé les trois axes clés 16 : les personnes, qui devront « se sentir aussi en sécurité dans les mondes virtuels que dans le monde réel », les technologies, avec des enjeux européens de souveraineté liés notamment à un déficit de compétences, et l’infrastructure qui doit pouvoir résister à la quantité exponentielle de données qui circuleront pour animer les métavers et dont le financement n’est aujourd’hui pas équilibré en Europe. Ces trois axes font écho aux principales préoccupations qu’il est aujourd’hui possible d’identifier, alors que le métavers en est à ses prémices et que d’autres préoccupations surgiront avec son développement. Au-delà des risques d’addiction et de désocialisation liés aux technologies immersives 17 , le métavers aura des conséquences anthropologiques importantes. Il défait totalement la notion d’identité unique à chaque individu puisque chacun peut se créer des avatars multiples et ainsi favoriser l’anonymat associé au monde virtuel. Or, l’anonymat en ligne augmente grandement le sentiment de licence, ce qui fait craindre une forte augmentation du nombre d’agressions et du harcèlement en ligne.
Outre les difficultés juridiques et éthiques liées au développement du métavers, il semble que certains freins techniques empêchent une adoption massive des technologies immersives pour l’instant. Tant que l’expérience immersive passera par des objets connectés recouvrant le corps humain, il y a un risque de dissuasion du potentiel utilisateur qui ne souhaite pas obstruer sa vue ou ses mouvements. De plus, le métavers tel qu’il existe aujourd’hui rencontre des difficultés purement technologiques liées au temps de latence ou à la saturation des réseaux par exemple. Rassembler un grand nombre d’utilisateurs sur la même expérience virtuelle nécessite des technologies de réseaux de nouvelle génération (5G, 6G) qui ne sont pas encore suffisamment opérationnelles dans l’Union européenne. Un déploiement mondial du métavers pose également les questions de standardisation d’interopérabilité, sur lesquelles les pays devront se pencher rapidement. La mission exploratoire commanditée par le Gouvernement français appelle à l’adoption d’une « norme d’interopérabilité des équipements d’accès aux métavers en s’appuyant sur une réglementation restrictive », estimant que les réglementations européennes existantes et très récentes ne suffiront pas malgré l’initiative qui sera annoncée en mai.
Les enjeux posés par cet article démontrent la nécessité de réguler rapidement le développement des technologies immersives. Les institutions européennes ont commencé le travail réglementaire nécessaire avec la décennie numérique de l’Europe mais vont devoir accélérer pour faire aboutir une initiative européenne qui, à un peu plus d’un an des élections européennes, risque de devenir aussi virtuelle que son sujet, si elle faisait les frais de la transition d’une mandature européenne à la suivante. Or, les législateurs doivent urgemment adapter les régulations existantes aux enjeux des technologies immersives, puisque ces dernières redéfinissent totalement de nombreux aspects des plateformes numériques, tels que les biais algorithmiques, les données personnelles à protéger ou encore les contenus à modérer. La France est sur le bon chemin, avec la Mission exploratoire précitée commanditée par le Gouvernement et explorant de nombreux questionnements liés au métavers, notamment dans le domaine de la culture. Mais cette étude n’est pas suffisante et doit donner lieu à des initiatives législatives concrètes pour prévenir tous les dangers inhérents à ce développement technologique.
Mathilde Flamant
Sciences Po en Affaires européennes et politiques numériques – Juriste.
1 Adrien Basdevant, Camille François, Rémi Ronfard, Mission exploratoire sur les métavers, Octobre 2022.
2 Philip K. Dick, The Minority Report, 1956 ; Daniel F. Galouye, Simulacron 3, 1964.
3 Neal Stephenson, Le Samouraï virtuel, Bantam Books, 1992.
4 Deuxième Monde, 1997 ; Second Life, 2003.
5 Métavers open source Orange Labs.
6 Vivien Cabannes, « Le futur du numérique sera-t-il incarné ? », Esprit, no. 7-8, 2022, pp. 117-125.
7 Ibid.
8 Voir n1.
9 Sondage IFOP – TALAN : Les français et les métavers : < https://observatoiredesmetavers.fr/2022/05/05/sondage-ifop-talan-les-francais-et-les-metavers-2/ >.
10 P. Valery, « La conquête de l’ubiquité. », in De la musique avant toute chose., Éditions du Tambourinaire., 1928.
11 La Petite Danseuse au Musée d’Orsay, < https://www.connaissancedesarts.com/musees/musee-orsay/la-petite-danseuse-au-musee-dorsay-une-nouvelle-application-en-realite-augmentee-autour-du-chef-doeuvre-de-degas-11169612/ > .
12 Voir n1.
13 Luc Julia, Directeur Scientifique de Renault : « si le cloud n’est pas souverain, alors le métavers ne peut être souverain », dans n1.
14 A Declaration for the Future of the Internet, US Department of State, < https://www.state.gov/declaration-
for-the-future-of-the-internet >
15 2023 Work Programme, European Commission, < https://commission.europa.eu/strategy-
documents/commission-work-programme/commission-work-programme-2023_en > .
16 « La Commission européenne prépare un plan sur le métavers », Laura Kabelka, EURACTIV Allemagne, 19
septembre 2022.
Mathilde Flamant
Sciences Po en Affaires européennes et politiques numériques – Juriste