En finir avec la « contrainte numérique ». C’est dans ses termes que l’on peut résumer la dernière campagne citoyenne dans le Canton suisse de Zurich. Celle-ci a pour simple objectif d’intégrer, dans la Constitution cantonale, le droit à l’intégrité numérique comme droit fondamental supplémentaire à côté d’une protection de l’intégrité physique et mentale déjà présente. L’analyse de l’évolution de ce droit et du débat en Suisse, nous laisse présager des tenants des discussions qui vont émergées lorsque celles-ci seront évoquées dans les pays de l’Union européenne.
Le droit à l’intégrité numérique est un nouveau droit fondamental qui vient changer profondément la façon d’aborder notre société numérique. Il permet de consacrer des droits inaliénables sur nos données personnelles qui sont alors considérées comme des éléments de notre personne. A l’instar de notre corps, la force publique devant respecter notre intégrité physique et mentale, elle devra désormais respecter notre intégrité numérique. Il s’agit d’une rupture profonde avec le capitalisme de surveillance dont la donnée personnelle est le pétrole nécessaire à son fonctionnement. Le droit à l’intégrité numérique impose également un bouleversement législatif européen, celui de la nécessité de l’inversion de la charge de la preuve. Ce n’est pas à l’individu de démontrer que ses données sont maltraitées mais c’est à l’autorité de démontrer qu’elle avait bien le droit d’obtenir ces données avec le consentement éclairé du citoyen.
C’est dans l’ouvrage « Notre si précieuse intégrité numérique » co-écrit avec le journaliste et ami Grégoire Barbey, et publié en 2021, que j’ai jeté les bases de ce nouveau droit fondamental. A travers des séries d’articles de presse et un colloque à l’université de droit de Neuchâtel, le sujet a fini par s’immiscer dans les débats constitutionnels très rapidement.
Le Canton de Genève a déjà voté l’introduction du droit à l’intégrité numérique le 18 juin 2023 avec plus de 94% de oui dans les urnes, un score historique. Le débat à Genève s’était cristallisé autour d’une réalité très tangible. Il est important que les citoyens puissent conserver une relation physique avec leurs autorités publiques. L’ajout d’un droit à la vie hors ligne est alors venu préciser les contours de la protection de l’intégrité numérique des personnes. Le droit à la vie hors ligne doit se concrétiser par l’obligation pour les administrations de continuer à offrir une relation non-numérique à ses administrés.
Le concept est simple : on doit toujours pouvoir parler à une personne physique dans son administration.et tout ce qui est interdit dans la vie réelle doit également l’être dans la vie virtuelle.
L’intégrité numérique est devenue une préoccupation majeure à mesure que la technologie et internet prennent une place prépondérante dans nos vies
Le débat a ainsi été porté dans le plus grand Canton de Suisse, celui de Zurich avec sa capitale internationale du monde de la finance. La méthode choisie est celle de l’initiative populaire. Avec la récolte de 6000 signatures dans le Canton, les citoyens vont pouvoir imposer au Gouvernement de soumettre au vote un texte. La campagne pour l’intégrité numérique lancée a été un succès. Près de 10000 signatures ont été collectées, soit bien plus que nécessaire.
Ce concept englobe la sécurité, la confidentialité et l’éthique des données personnelles dans citoyens dans l’environnement numérique.
Les changements numériques exercent une grande pression sur la population, cela s’est accéléré depuis la pandémie de Covid, mais surtout depuis l’arrivée des produits de l’intelligence artificielle générative. Les citoyens commencent à prendre conscience des risques associés à la divulgation de leurs informations.
Le constat de la perte de contrôle est ressenti dans toutes les discussions. Plus aucune image, information n’est réelle. La contrainte numérique, « Digitale Zwang » en allemand, n’est plus supportable. Surprise ! Les personnes qui ont apposé leur signature au bas de cette pétition, se sont senties très vite concernées après une explication très simple d’environ trente secondes. Elles comprennent tout de suite que leur quotidien est impacté et à partir de ce moment-là l’engouement est palpable.
Après le succès de l’initiative, un des grands journaux en allemand titrait : « Une initiative pour garantir le droit à vivre sans smartphone ». Si l’initiative mentionne un droit à la vie hors ligne, les citoyens sont prêts à adopter une attitude proactive en matière de sécurité numérique dès lors que l’on leur a expliquer le rôle crucial de la protection de leurs vies privées. Cette campagne qui a permis de rencontrer des citoyens dans la rue a une révélation : au-delà de la richesse d’un constat direct, immédiatement, les personnes avec lesquelles un échange a été établi manifestent un intérêt à cette question de l’identité numérique qu’ils jugent primordiale. Elles expriment tout de suite leur volonté de vouloir contrôler leurs propres informations sans être soumis à une surveillance ou une exploitation non désirée. Il y a un véritable rejet de toute contrainte numérique et une peur de l’influence des intelligences artificielles utilisées dans les administrations publiques et les sociétés privées. Ils appellent d’ailleurs de leurs vœux une législation sur l’intégrité numérique qui assurera leur autonomie face aux défis du numérique. Le Parlement suisse a parfaitement compris le message puisque le 12 septembre dernier, les députés ont imposé au Gouvernement helvétique la rédaction d’un rapport sur ce droit essentiel
Le droit à l’intégrité numérique continue sa progression fulgurante en Suisse contre l’avis des professionnels de la protection des données. Ceux-ci craignent de perdre leurs prérogatives, celles de continuer à être seuls les garants de cette protection des données. Mais le droit à l’intégrité numérique, à travers ses dérivés tels que le droit à la vie hors ligne ou le droit à ne pas être jugé par une machine, remet dans les mains des citoyens des outils simples qui leur permettent de comprendre ce qui est acceptable ou non. Le message est clair : la contrainte numérique n’est pas acceptable.

Alexis Roussel
Directeur des opérations (COO) de Nym Technologies
Membre du Conseil d’orientation stratégique iDFrights