Le droit des marques à l’épreuve de l’intelligence artificielle : entre innovation, dérives et régulation | par Thomas Kieffer
11 avril 2025

L’Intelligence Artificielle (IA) transforme en profondeur la manière dont les marques se construisent, interagissent avec les consommateurs et affirment leur identité. Loin d’être un simple outil technique, l’IA devient un moteur stratégique du branding et du marketing, mais aussi un facteur de complexité juridique. Dans cet écosystème numérique en mutation, le droit des marques est amené à s’adapter rapidement ou il sera rapidement dépassé par les pratiques innovantes et la créativité presque sans limites que les nouveaux outils numériques rendent non seulement possibles mais accessibles au plus grand nombre.

 

Marque et intelligence artificielle : un nouveau terrain de jeu

Les entreprises utilisent de plus en plus l’IA pour développer des stratégies de communication ciblées, personnalisées, et souvent immersives. Les métavers, les assistants virtuels ou les interfaces enrichies par la réalité augmentée permettent de créer des expériences inédites, engageantes et parfois entièrement virtuelles. Ces innovations, souvent spectaculaires, permettent aux marques de se réinventer, de fidéliser autrement et d’élargir leur champ d’action.

La valorisation de l’image de marque passe également par la création de biens immatériels : des vêtements numériques, des accessoires ou des œuvres commercialisés sous forme de NFT. 

L’univers des cryptoactifs redéfinit ainsi la notion même de « produit » dans le cadre de l’exploitation d’une marque.

 

Une protection juridique mise sous tension

Cette explosion de créativité numérique s’accompagne d’une série de risques majeurs. Les deepfakes, la génération automatique de contenus ou les copies virtuelles de produits sous forme d’avatars ou de NFT facilitent les contrefaçons et les atteintes à la réputation. La logique territoriale du droit des marques, pilier du système actuel, est mise à mal par des espaces numériques qui ignorent les frontières.

Par ailleurs, l’exploitation massive de données personnelles à des fins commerciales soulève des enjeux éthiques et juridiques considérables. L’image d’une marque peut être gravement altérée en cas de non-respect du Règlement général sur la protection des données (RGPD)[1], et la perte de confiance des consommateurs peut avoir des conséquences durables.

 

Une régulation européenne en construction

Face à ces mutations, l’Union européenne s’efforce de construire un cadre juridique cohérent. Plusieurs textes récents traduisent cette ambition :

– Le Digital Services Act [2] (Règlement (UE) 2022/2065)

– Le Digital Markets Act [3] (Règlement (UE) 2022/1925)

– Le Règlement sur l’Intelligence Artificielle [4] (AI Act)

– Le Règlement MiCA [5] (Markets in Crypto-Assets)

Ces instruments ne sont pas conçus spécifiquement pour le droit des marques, mais ils affectent directement les conditions dans lesquelles les titulaires de droits peuvent défendre leur identité dans l’espace numérique.

 

Adapter le droit des marques : quelques pistes concrètes

Pour que les marques puissent tirer parti des outils numériques sans perdre le contrôle de leur identité, plusieurs évolutions sont envisageables :

 

1. Certification blockchain européenne des marques :

Envisager une révision du règlement européen sur la marque de l’UE (règlement UE 2017/1001) pour intégrer explicitement une norme d’authentification des produits via la blockchain publique. Cela renforcerait considérablement la lutte contre la contrefaçon et permettrait une traçabilité complète des produits à travers toute la chaîne logistique.

 

2. Création d’un label européen « AI-Trust » :

À l’instar du marquage CE inclus dans le AI Act (article 43), un label européen pourrait certifier que les systèmes d’IA utilisés pour les stratégies marketing et commerciales respectent les principes fondamentaux du RGPD, du AI Act et du futur Data Act. Cela permettrait aux marques d’asseoir leur crédibilité, tout en répondant à l’exigence croissante des consommateurs pour des pratiques commerciales responsables.

 

3. Déploiement d’un guichet unique numérique pour les marques auprès de l’EUIPO :

L’EUIPO pourrait créer une structure dédiée à la gestion et au traitement rapide des signalements liés aux infractions numériques, telles que les contrefaçons ou les atteintes à l’image générées par l’IA. Un tel guichet, intégrant directement les marques, les plateformes et les régulateurs nationaux, favoriserait une action rapide et coordonnée contre les atteintes numériques aux marques.

 

Conclusion : défendre la marque dans un monde virtuel

Le défi est clair : il ne s’agit pas simplement de défendre les marques contre les dérives technologiques, mais de leur offrir les moyens de se projeter dans un nouvel environnement économique, créatif et concurrentiel. Le droit ne doit pas freiner l’innovation, mais poser les repères indispensables à une économie numérique durable et responsable.

Dans cette transition, la marque reste un repère central. Encore faut-il que le droit lui donne les outils pour exister et résister dans des espaces où la copie, la manipulation ou la disparition sont possibles d’un simple clic.

Thomas Kieffer<br />

Thomas Kieffer

Vice-président iDFrights

Dirigeant de KDC Conseil

 

Notes

  1. Règlement (UE) 2016/679 du Parlement européen et du Conseil du 27 avril 2016 (RGPD).
  2. Règlement (UE) 2022/2065 du Parlement européen et du Conseil du 19 octobre 2022 (Digital Services Act).
  3. Règlement (UE) 2022/1925 du Parlement européen et du Conseil du 14 septembre 2022 (Digital Markets Act).
  4. Règlement (UE) 2024/1689 établissant des règles harmonisées en matière d’intelligence artificielle (AI Act)
  5. Règlement (UE) 2023/1114 du Parlement européen et du Conseil du 31 mai 2023 sur les marchés de cryptoactifs (MiCA).
Retrouvez plus d'articles sur : #Act | #intelligenceartificielle | #UE | #UnionEuropéenne | Droits | IA | RGPD

Suivez-nous

Sur Linkedin

Plus d’articles

Intelligence artificielle générative – Il faut une base juridique incontestable qui protège les ayants droits | par Colette Bouckaert

Intelligence artificielle générative – Il faut une base juridique incontestable qui protège les ayants droits | par Colette Bouckaert

L’utilisation de « l’intérêt légitime » comme base juridique pour le traitement des données personnelles dans le cadre du Règlement Général sur la Protection des Données (RGPD) suscite des préoccupations majeures, notamment en ce qui concerne le développement des modèles d’intelligence artificielle (IA). Bien que « l’intérêt légitime » puisse offrir une flexibilité appréciable pour les fournisseurs d’IA, son application dans le contexte de l’IA générative soulève des questions éthiques et juridiques.

lire plus
Contrefaçon et piratage : actualités et priorités | par Delphine Sarfati-Sobreira

Contrefaçon et piratage : actualités et priorités | par Delphine Sarfati-Sobreira

La contrefaçon représente aujourd’hui 2,5% du commerce mondial, soit plus de 250 milliards d’euros. En Europe, une récente étude de l’EUIPO portant sur 3 secteurs particulièrement touchés – les jouets, les cosmétiques et l’habillement – estime les pertes à 16 milliards d’euros en ventes directes et près de 200 000 emplois perdus. En France, 6,7 milliards d’euros en ventes directes et 38 000 emplois sont perdus chaque année.

lire plus