Imaginez une société où les violences sexuelles sont filmées, diffusées, consommées à grande échelle. Où les filles et les femmes deviennent des marchandises en accès libre dans l’espace numérique. Où les enfants, sans filtre, découvrent une sexualité façonnée par la domination et la brutalité. Ce n’est pas une dystopie, c’est notre réalité contemporaine.
Alors que l’Union européenne investit dans la régulation des grandes plateformes numériques et la protection des mineurs en ligne, un angle mort persiste : l’industrie pornographique, dont la croissance exponentielle s’inscrit dans une logique extractiviste du corps humain, au croisement du numérique, du patriarcat et du capitalisme globalisé. À l’instar de l’industrie du tabac dans les années 1960, la pornographie est aujourd’hui un produit de consommation de masse banalisé, addictif et aux effets délétères, en particulier pour les plus jeunes. Et pourtant, les politiques publiques tardent à le reconnaître comme un enjeu de santé publique à part entière.
Une industrie numérique dérégulée, catalyseur de violences sexuelles
L’industrie pornographique est aujourd’hui un marché mondialisé, dont la croissance est alimentée par l’économie des plateformes de type « tubes » comme Pornhub ou Xvideos. Souvent domiciliées dans des paradis fiscaux, ces plateformes génèrent 97 milliards de dollars annuels à l’échelle mondiale (1), attirant des audiences massives en hébergeant des contenus à très forte viralité, caractérisés par la banalisation des violences sexuelles, du racisme, de la misogynie et de la culture du viol. 90 % des contenus hébergés sur les principales plateformes pornographiques contiennent des agressions physiques ou verbales (2) (étranglements, viols, électrocutions, insultes sexistes et racistes, etc.). Ces violences, classées par mots-clés, font l’objet de centaines de milliers de recherches spécifiques (3). Une fois mis en ligne, ces contenus sont presque impossibles à supprimer de manière définitive. Ils restent accessibles en continu à un public potentiellement illimité, y compris aux mineur·es. En France, ce sont 35 millions d’internautes qui consomment du contenu pornographique en streaming chaque mois (4), et 136 milliards de vidéos sont visionnées annuellement (5).
Le modèle économique des plateformes pornographiques repose sur un système organisé de proxénétisme numérique, de traite des êtres humains, et sur la monétisation de vidéos mettant en scène des viols réels, des actes de torture, et des violences pédocriminelles. Des enquêtes journalistiques et judiciaires l’ont démontré à plusieurs reprises, notamment celles menées par The New York Times (6).
Un risque massif pour la santé mentale des enfants
L’exposition précoce des mineur·es à la pornographie est massive. En France, selon l’Arcom, chaque mois, 2,3 millions d’enfants fréquentent des sites pornographiques, un chiffre en croissance rapide au cours des dernières années. Dès 12 ans, plus de la moitié des garçons se rendent en moyenne chaque mois sur ces sites, ils sont près des deux tiers à s’y rendre entre 16 et 17 ans (7). À cet âge, le cerveau n’est pas émotionnellement mature. Le choc visuel de ces contenus agit comme un traumatisme neuropsychologique, générant des réponses de sidération, d’excitation paradoxale, et des troubles addictifs précoces (8).
Des recherches internationales, menées notamment par les universités de Madrid, Dublin et Lyon, révèlent que certain·es adolescent·es accumulent plus de 1 000 heures de visionnage de contenus pornographiques avant l’âge de 18 ans. Cette exposition massive altère les circuits cérébraux de régulation des pulsions, favorise l’impulsivité sexuelle, la dissociation émotionnelle, les troubles de l’attachement et l’installation d’une sexualité désaffectivisée (9). Chez les jeunes filles, une telle exposition précoce intensifie l’hypersexualisation, l’auto-objectivation et augmente le risque d’exposition à des pratiques sexuelles dangereuses (10).
Pornographie et violences sexuelles : un lien désormais établi
Les études longitudinales et méta-analyses les plus robustes indiquent une corrélation directe entre la consommation de pornographie et des comportements sexuels agressifs (11). Un garçon consommateur régulier de pornographie a 2,5 fois plus de risques de commettre une agression sexuelle ; une fille est 4 fois plus exposée à en être victime (12).
La pornographie est un outil de prédation. Des pédocriminels l’utilisent dans le cadre de stratégies de grooming, notamment au sein du cercle familial ou éducatif (13). Des études cliniques montrent que l’exposition des enfants à ces contenus est un facteur facilitant le passage à l’acte incestueux.
Recommandations pour une politique européenne cohérente
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- Rattacher la régulation de la pornographie au champ de la santé publique, de la lutte contre la haine en ligne et contre les violences sexistes et sexuelles, pour contrecarrer la stratégie de l’industrie pornographique invoquant la liberté d’entreprendre ou la liberté d’expression sans limites.
- Imposer un contrôle d’identité fiable et auditable sur les plateformes pornographiques pour empêcher l’accès des enfants à des contenus préjudiciables.
- Tenir juridiquement responsables les plateformes pour les contenus violents, pédocriminels ou non consentis qu’elles hébergent.
- Instaurer un droit de retrait rapide, effectif et permanent des contenus à caractère sexuel pour les victimes de ces diffusions.
- Inscrire le visionnage forcé de contenus pornographiques comme une forme de violence faite aux enfants.
- Créer une politique publique de prévention, incluant l’éducation affective et sexuelle, des campagnes de sensibilisation et la formation des professionnel·les.
Une opportunité historique pour l’Europe
L’Union européenne possède les outils pour réguler les plateformes, protéger les mineur·es, et réaffirmer ses engagements en matière de droits fondamentaux, à condition d’adopter une approche centrée sur la santé publique, les droits de l’enfant et la lutte contre les violences sexistes et sexuelle, et non sur la rentabilité d’une industrie fondée sur l’exploitation sexuelle des femmes.

Osez le Féminisme
(1) « Porno : l’enfer du décor », rapport du Sénat, 27 septembre 2022. [En ligne]
(2) « PORNOCRIMINALITE : mettons fin à l’impunité de l’industrie pornographique ! », Rapport du Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes, 27 septembre 2023.
(3) Ibid.
(4) Ibid.
(5) « Porno : l’enfer du décor », op.cit
(6) Nicholas D. Kristof, The Children of Pornhub, The New York Times, 4 décembre 2020, [En ligne] : https://www.nytimes.com/2020/12/04/opinion/sunday/pornhub-rape-trafficking.html.
(7) Autorité de régulation de la communication audiovisuelle et numérique (Arcom), Fréquentation des sites adultes par les mineurs, mai 2023 (analyse des données 2022 ; publié sur le site de l’Arcom le 2 janvier 2023), [en ligne] : https://www.arcom.fr/se-documenter/etudes-et-donnees/etudes-bilans-et-rapports-de-larcom/frequentation-des-sites-adultes-par-les-mineurs
(8) Simone Kühn et Jürgen Gallinat, « Brain Structure and Functional Connectivity Associated With Pornography Consumption: The Brain on Porn », JAMA Psychiatry, vol. 71, no. 7, juillet 2014, p. 827‑834, [en ligne] : https://doi.org/10.1001/jamapsychiatry.2014.93
(9) Dante Cicchetti et Fred A. Rogosch, « The impact of child maltreatment and psychopathology on neuroendocrine functioning », Development and Psychopathology, vol. 13, n° 4, 2001, p. 783–804, [en ligne] : https://doi.org/10.1017/S095457940100402X ; Jochen Peter et Patti M. Valkenburg, « Adolescents and Pornography: A Review of 20 Years of Research », The Journal of Sex Research, vol. 53, n° 4–5, 2016, p. 509–531, [en ligne] : https://doi.org/10.1080/00224499.2016.1143441
(10) Jane D. Brown et Kelly L. L’Engle, « X-Rated: Sexual Attitudes and Behaviors Associated with U.S. Early Adolescents’ Exposure to Sexually Explicit Media », Communication Research, vol. 36, n° 1, 2009, p. 129–151, [en ligne] : https://doi.org/10.1177/0093650208326465 ; Eric W. Owens, Richard J. Behun, Jill C. Manning et Rory C. Reid, « The Impact of Internet Pornography on Adolescents: A Review of the Research », Sexual Addiction & Compulsivity, vol. 19, n° 1–2, 2012, p. 99–122, [en ligne] : https://doi.org/10.1080/10720162.2012.660431
(11) Paul J. Wright, Robert S. Tokunaga et Ashley Kraus, « Consumption of pornography, perceived peer norms, and condomless sex », Health Communication, vol. 31, no. 8, 2016, p. 954–963, [en ligne] : https://doi.org/10.1080/10410236.2015.1037420 ; Nicky Stanley, Lorraine Barter, Nadia Wood, Christine Aghtaie, Marian Larkins, David Lanau et Carlota Överlien, Pornography, sexual coercion and abuse and sexting in young people’s intimate relationships: A European study, London, University of Central Lancashire, 2016, [en ligne] : https://clok.uclan.ac.uk/15434/
(12) Nicky Stanley, Lorraine Barter, Nadia Wood, Christine Aghtaie, Marian Larkins, David Lanau et Carlota Överlien, Pornography, sexual coercion and abuse and sexting in young people’s intimate relationships: A European study, London, University of Central Lancashire, 2016, [en ligne] : https://clok.uclan.ac.uk/15434/
(13) United Nations Office on Drugs and Crime (UNODC), Global Study on the Sexual Exploitation of Children in Travel and Tourism – Update 2023, Vienne, 2023, [en ligne] : https://www.unodc.org/unodc/en/endht/resources.html ; CPAT International, Global Boys Initiative: Summary Report, Bangkok, 2022, [en ligne] : https://ecpat.org/resources/global-boys-initiative-summary-report/