Le Règlement sur les services numériques, ou « DSA » comme on l’appelle à Bruxelles, est le dernier né dans la régulation européenne des services numériques.
Cette réforme était indispensable, le droit européen en la matière remontant à la Directive « E-Commerce » d’il y a 20 ans et les temps ayant changé. En 2000, moins d’un foyer français sur cinq avait accès à internet alors qu’aujourd’hui les contenus numériques sont omniprésents dans nos vies. De nouvelles catégories de plateformes sont apparues et n’ont que des obligations minimales alors que la nature et l’intensité de leur activité justifierait un niveau de responsabilité bien plus élevé.
Le DSA arrive à un moment pivot où les citoyens réalisent (enfin) que les entreprises du net ne devraient pas être sans responsabilité et qu’elles ont les moyens d’agir contre les contenus présentant un danger pour la société. Si une partie du débat relève de la lutte contre les contenus haineux ou nuisibles, le DSA se concentre lui sur la lutte contre les contenus illégaux, bien plus aisés à identifier.
Cette lutte est dans l’intérêt de tous : ceux qui sont victimes de ces contenus illégaux peuvent faire respecter leurs droits, les plateformes peuvent garantir à leurs utilisateurs une expérience sûre et légale, et les internautes ont la certitude de ne pas eux même devenir des victimes ou des complices involontaires d’activités illégales.
Le secteur de l’édition suit de près cette réforme car le livre a sa place sur internet, par la vente de sa version papier, numérique ou audio. Malheureusement, la diffusion illégale de nos contenus est loin d’être anecdotique et a lieu sur de très nombreux services, et pas nécessairement des plateformes (vente en ligne, « cyberlockers », services de messageries, etc), forçant les éditeurs à consacrer des ressources considérables à la lutte contre ces contenus illégaux. Cette lutte est d’autant plus essentielle dans la crise que nous traversons, où les éditeurs européens ont subi des pertes sans précédent.
L’Europe s’est imposée comme le leader mondial dans la régulation du numérique : protection des données personnelles, lutte contre les contenus terroristes, réforme du droit d’auteur, etc. Elle doit prouver à nouveau ce leadership avec le DSA, en imposant aux plateformes des responsabilités claires et à la mesure de leur rôle. Une telle opportunité de rééquilibrer la balance et d’améliorer les outils de lutte contre les contenus illégaux ne se représentera pas avant longtemps.
Dire que les enjeux autour du DSA sont lourds et d’une grande sensibilité politique est un euphémisme. La Commission européenne en a conscience et a donc agi avec prudence. La proposition de Règlement qu’elle a présenté en décembre ne fait pas table rase de la Directive E-Commerce, même si une clarification de la responsabilité des plateformes, tenant compte des arrêts récent de la Cour de Justice de l’Union Européenne plutôt que du principe du « Bon Samaritain » américain, aurait été la bienvenue. Elle pose également des jalons importants pour la lutte contre les contenus illégaux, mais beaucoup trop timides.
Alors que la Commission a présenté le DSA sous le slogan « ce qui est illégal hors-ligne l’est aussi en ligne », elle n’est pas allée au bout de ses propres ambitions, imposant aux plateformes des obligations inadaptées aux besoins réels pour lutter efficacement contre les contenus illégaux.
Le Parlement européen et le Conseil auront la lourde responsabilité de « finir le travail » en renforçant le texte de manière appropriée, tout en résistant au lobbying agressif des plateformes et de ceux qui portent une vision libertarienne et absolutiste de la liberté d’expression.
Même s’il constitue une bonne base de travail, le DSA pourrait être amélioré significativement de 3 manières :
- En introduisant des nouvelles mesures modernes de lutte contre les contenus illégaux.
- En renforçant certaines obligations déjà inclues dans le texte.
- En étendant le champ d’application de certaines mesures.
1. La nécessité d’introduire un système de « notice and stay down » (notification et retrait).
L’une des grandes difficultés de la lutte contre les contenus illégaux est la réapparition constante de contenus qui ont déjà été signalés et retiré par une plateforme. Il est en effet très aisé de téléverser à nouveau un contenu illégal fraichement retiré, forçant à perpétuellement recommencer la procédure de notification ou à faire appel systématiquement à la justice. Ces deux options demandent beaucoup de temps, de ressources et ne sont absolument pas viables compte tenu de l’échelle et de la rapidité de diffusion des contenus sur internet.
Ce système manuel, hérité de la Directive E-Commerce et conservé dans le DSA, ne suffit donc plus et il est indispensable de le compléter avec un mécanisme de « notice and stay down » qui obligerait les plateformes à s’assurer qu’un contenu spécifiquement notifié et reconnu comme illégal ne puisse pas être remis en ligne. Les technologies nécessaires pour cela existent, fonctionnent et sont utilisées depuis longtemps, mais reposent uniquement sur le bon vouloir (limité) des plateformes. Ce n’est que par ce biais que l’on pourra faire passer la lutte contre les contenus illégaux au 21ème siècle.
2. Donner une réelle valeur ajoutée aux signaleurs de confiance et à la lutte contre les abus
L’introduction dans le DSA des systèmes de « signaleurs de confiance » et de lutte contre les abus sont un premier pas bienvenu avec un vrai potentiel. Malheureusement, leur faiblesse actuelle les rend presque inutile voire en retrait par rapport aux pratiques actuelles. Ces mécanismes doivent donc être renforcés significativement. Le statut de signaleur de confiance ne devrait pas être réservé uniquement aux organisations représentant des intérêts collectifs, mais à toute entité démontrant une expertise appropriée et l’efficacité de ses notifications. Pareillement, ce statut ne devrait pas juste permettre un « examen prioritaire » des notifications mais être accompagné d’une présomption de validité de la notice, entrainant le retrait immédiat du contenu signalé.
De même, les utilisateurs qui mettent en ligne du contenu illégal de manière répétée devraient faire l’objet de sanctions réellement dissuasives de la part des plateformes tels que la suppression définitive de leur compte, et non une simple suspension temporaire qui peut être facilement contournée.
3. Étendre certaines obligations à toutes les plateformes.
Enfin, le champ d’application de certaines obligations doit être étendu à toutes les plateformes pour lesquelles elles se justifient, plutôt que de se limiter artificiellement.
Si tenir compte des PME est important, elles ne devraient pas être dispensées de responsabilités pour autant. Beaucoup d’activités illégales ont lieu sur des services de petite taille. Or le DSA exempte les PME de la plupart des obligations du Règlement, ce qui ne se justifie nullement par le fardeau que représente ces obligations.
Le système de signaleur de confiance, par exemple, n’imposerait aucun fardeau supplémentaire, puisqu’il repose sur le système de notification et action (déjà applicable) et sur l’octroi du statut par l’autorité nationale compétente. Une PME n’aurait donc qu’à reprendre la liste établie par l’Etat sans aucun effort supplémentaire.
Enfin, le mécanisme de traçabilité des vendeurs (ou « KYBC ») ne devrait pas être limité aux seules plateformes de ventes en ligne, mais applicable de manière beaucoup plus large tant il est essentiel. En effet, pour pouvoir tirer bénéfice de leur activité et être accessible aux internautes, les fournisseurs de services ou de contenus illégaux reposent sur les services fournis par d’autres services (eux légitimes), comme l’hébergement ou les moyens de paiement. Etendre le champ du KYBC renforcerait de manière significative la sécurité sur internet tout en « affamant » les services illégaux en rendant leur activité beaucoup plus difficile à maintenir.
Quentin Deschandelliers
Conseiller Juridique à la Fédération des Editeurs Européens
Quentin Deschandelliers
Conseille les éditeurs européens sur les politiques européennes après 6 ans d’expérience au Parlement européen comme assistant parlementaire. Expertise en matière de politiques numériques et culturelles.