29 mars 2021
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Le vaccin Pfizer est allé prioritairement à ceux qui, non seulement ont payé plus cher, ce qui peut paraitre justifié, mais qui ont également permis à Pfizer de recueillir toutes les données des vaccinés. Bien sûr, j’entends toutes les voix, prétendument pragmatiques, s’exclamant : mais qu’est-ce que cela peut faire ? Sauf que nos ancêtres ont imposé le secret médical. Celui-ci nous protège contre toute intrusion, excepté l’hypothèse où des soupçons pénaux graves l’exigeraient, ou encore si nous y consentons. Et de toute manière, le RGPD de 2018, et surtout la jurisprudence de la CJUE, interdisent au sein de l’UE, le recueil des données.
C’est d’une certaine manière un pari faustien : certes les Israéliens n’ont pas vendu leur âme au diable, mais ils ont abandonné tout ce qui relève de leur sujet à Pfizer !Cet épisode illustre de façon particulière bien sûr, ce que dénoncent depuis plusieurs années, maints commentateurs et/ou observateurs de notre société.
En l’espèce la violation des droits fondamentaux est effectuée à l’initiative et au profit non pas d’un Etat tiers, mais d’une entreprise multinationale. En revanche, elle repose sur le consentement d’un Etat alors que ce devait être celui de chaque citoyen ainsi dépouillé du droit à la préservation de ses données personnelles. Sujet sensible en matière de santé !
L’extraterritorialité, puisqu’il s’agit bien de cela, est née à la fin du siècle dernier aux Etats Unis. Elle est donc d’abord le fait de notre allié et protecteur, qui peut parfois en l’occurrence ne plus être notre ami….Bien entendu au départ, les initiatives américaines poursuivaient de nobles desseins. Les premières lois ne visaient d’ailleurs qu’à traquer les pratiques frauduleuses dans le domaine du commerce, commises par des Américains. Puis ont été ciblés tous les acteurs, américains ou non se situant sur le territoire US. Pour paraphraser Steve McQueen dans les 7 Mercenaires, l’on pourrait dire à ce stade : jusque-là tout va bien !
Cependant, très vite ont été poursuivis et condamnés – le plus souvent sans procès, par le biais de ce que l’on peut appeler la transaction pénale reposant sur la reconnaissance de culpabilité- des acteurs européens, et majoritairement français. Ceux-ci n’avaient même pas agi sur le sol américain. Ils avaient simplement utilisé le dollar dans leurs transactions. Exemple avec l’Iran : D. Trump ayant décidé de quitter l’accord encadrant les relations avec ce pays (pourtant conclu avec son prédécesseur) ont imposé leur décision à l’ensemble des entreprises hors des Etats Unis commerçant avec l’Iran. Même chose pour les sociétés qui avaient effectué des transactions financières au moyen de SWIFT (la banque de compensation européenne) que Washington était allée jusqu’à faire infiltrer. Aux yeux des procureurs américains, ce fut suffisant pour diligenter des poursuites en appliquant le droit de leur pays et en assignant les « délinquants » ainsi déclarés devant les juridictions de New-York!! D’où l’appellation d’extraterritorialité du droit US.
Au moment où s’est créée cette forme d’impérialisme indolore (sauf pour les entreprises qui ont dû payer des milliards de dollars d’amendes) apparaissait concomitamment dans ce monde global de l’après chute de l’Union Soviétique, ce qui est aujourd’hui considéré comme la plus extraordinaire révolution technologique que le monde ait connu : le numérique.
C’est ainsi que nous Européens, devinrent confrontés à ce triptyque que j’emprunte à Jean-Louis Bourlanges :
– le vertige devant l’ampleur de cette révolution,
– la fragilité face non seulement aux Etats-Unis, mais également à ces géants du numérique, qui sont tous américains,
– l’impuissance de nos autorités légitimes à imposer nos propres droits et lois.
Le bouleversement auquel nous assistons est considérable, copernicien.
En effet, dans le monde d’avant- le monde de toujours- nous pouvions faire nôtre, la célèbre maxime : « Gewalt geht vor Recht »; ce qui se traduit par : « la force précède le droit » (et non pas « prime » comme cela est souvent mal traduit). Cela est vrai depuis Rome, l’est demeuré jusqu’à la chute du mur, et reste le cas dans de nombreuses parties de la planète. Etrangement, dans le monde occidental, libéral et pacifique, il apparaît que dorénavant la force EST le droit. C’est là toute la problématique du « soft power » de notre allié. Celui-ci l’a d’abord imposé en invoquant la juste lutte contre la corruption, au nom de laquelle quelques- uns de nos plus beaux fleurons industriels ont non seulement été punis, mais n’ont eu d’autres choix que de tomber dans l’escarcelle de leurs concurrents US (Alcatel, Alstom et Technip notamment, sans oublier Mercedes, Volkswagen et la Deutsche Bank …).
Puis ils ont inventé la « compliance » (en français : conformité) qui a failli emporter Airbus, finalement sauvé…par le PNF (Parquet National Financier) qui, se fondant sur la loi Sapin II, a condamné Airbus à payer une amende gigantesque (aux seules fins de la soustraire à l’ogre US ? peut-être -l’histoire ne le dit pas …). Par cette « compliance », toutes les règles de la comptabilité et de l’audit ont généré une forme d’hégémonie américaine. C’est ainsi que la « compliance » au sein d’Airbus, a été conduite dans un premier temps par un cabinet de lawyers américain, le même qui a entraîné de lourdes sanctions contre l’avionneur. De surcroit, on sait que ceux que l’on appelle dans le monde de l’audit « les big four » sont par ailleurs tous américains….
Dans le domaine du numérique jusqu’à présent, les Etats Unis laissent le champ libre à leurs mastodontes, les GAFAM. Or, ce pays qui a inventé l’anti trust et qui n’a pas hésité historiquement à casser tous les monopoles ou oligopoles, n’a pas bougé face aux développements monopolistiques de Google, ou Facebook par exemple .
Car ce « soft power » privé bénéficie aux Etats Unis, donc leur convient. On verra ce qui décidera l’Administration Biden.
Depuis maintenant environ trois décennies, notre Europe encaisse les coups et semble bien faible. Nos mesures étatiques nationales sont limitées dans leur influence pour venir en aide aux entreprises attaquées.
Pourquoi en sommes-nous arrivés là ? parce que :
-d’une part les Etats-Unis ont pu utiliser ce « soft power » du fait de leur puissance aussi bien commerciale et financière, que militaire.
-d’autre part, l’Europe n’a pas pu (ou pas voulu ?) poursuivre son intégration au-delà du marché unique et du droit. En clair, le plus important ensemble économique du monde ne pèse pas : la Russie de Poutine, avec un PIB considérablement inférieur à celui de l’UE, lui est infiniment supérieur en tant que puissance.
Le combat serait-il dès lors, perdu ? Non, mais il faut d’abord le mener.
Nous n’avons toujours pas hiérarchisé les défis, même si l’Union a su relever -à tout le moins dans son champ de compétence, à savoir l’économie et monnaie- celui lié à la pandémie de la Covid 19.
Avons-nous mis ensemble tous les moyens pour faire face aux flux migratoires ?
Et pour contre-battre le « soft power » américain,
Avons-nous uni nos forces pour promouvoir l’Euro comme monnaie de réserve et d’échange ?
Avons-nous mis en place au plan européen, un arsenal de mesures juridiques, au nom desquelles, toute entreprise de l’UE ne serait jugée que sur notre sol et en application de notre droit, qui serait alors aussi « vertueux » que le droit américain ?
Avons-nous tout fait pour présenter un front uni face aux GAFAM ?
Évidemment, les questions comportent les réponses, pratiquement toutes négatives ou insuffisantes….
Et pourtant !
Nous avons l’OLAF (Office européen de lutte antifraude) : nous pourrions le mandater au-delà de la simple recherche des fraudes à la TVA et de la défense des maigres intérêts de l’UE tels qu’ils sont listés aujourd’hui.
Nous avons un Procureur européen…. dont la France notamment a largement sabordé l’entrée en scène. Il est vrai qu’il doit être indépendant, ce qui n’est apparemment pas dans nos gènes.
Et nous avons le RGPD, et la jurisprudence de la CJUE, qui interdisent tout transfert de données hors de l’UE.
Mais il nous manque l’essentiel : face à l’urgence, la détermination qui devrait nous conduire à écarter nos petits intérêts nationaux ou parfois intra-nationaux, et à mener le combat au seul plan pertinent, celui de la construction de l’UE comme puissance. Car les défis dépassent, et de loin, le cadre national.
Pour le numérique, il semble que cela ait été compris au moins en partie. Il convient de louer la Commission Européenne pour son action et ses initiatives. En espérant que le DSA et le DMA, non seulement ne soient pas vidés de leur substance pendant la phase des négociations, notamment au Conseil des Ministres. Au contraire, il faut souhaiter que ces deux textes soient enrichis, car le compte n’y est pas tout à fait. De même qu’il reste à espérer que l’initiative de la Commission, consistant à mettre en place un système de taxation des acteurs du numérique, pour assurer des fonds propres à l’UE, soit menée à bon port.
La conquête d’une souveraineté européenne, chère à notre Président dont je partage sur ce point l’objectif, (même si le terme n’est pas le plus pertinent) peut commencer par l’adoption de ces mesures.
Toutefois, ne nous faisons pas d’illusions, notre retard est considérable, et peut-être irrattrapable. Que ce soit sur le plan numérique, ou sur le plan de la « puissance », les faits et les chiffres sont cruels. A titre d’exemple ce sont 160 milliards de dollars investis annuellement par les Etats Unis, contre 40 milliards d’euros pour toute l’UE. Encore ces 40 milliards sont-ils éparpillés entre 27 défenses nationales.
Mais nous avons pris conscience de cette situation et il reste à espérer que les jalons posés depuis quelques années, surtout en matière d’armement – avion et char européen notamment- aboutissent et soient le prélude d’une défense européenne et l’un des instruments de notre souveraineté.
De même, dans le domaine numérique, si nous ne pouvons pas actuellement rattraper les GAFAM, nous devons sauver notre Etat de droit et nos valeurs- c’est en cours !- et nous pouvons, en unissant nos forces, nous lancer dans la lutte pour l’IA et la conquête de notre propre « nuage » européen. La tâche est ardue, mais exaltante et indispensable à notre survie en tant qu’acteur mondial.
Jean-Pierre Spitzer
Président M. Jean-Pierre Spitzer, Avocat à la Cour, Ancien referendaire à la CJUE, Directeur scientifique de l’Union des Avocats Européens ( UAE ), Conseiller juridique du MEF.