Pierre Louette, Apig : « Revenir aux fondamentaux de la valeur créée par les contenus » – Le nouvel Économiste (3)
22 juillet 2021
Pierre Louette, Apig : « Revenir aux fondamentaux de la valeur créée par les contenus » – Le nouvel Économiste (3)

22 juillet 2021

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Troisième épisode de la série d’entretiens ‘Presse, Gafa, et droits voisins’ réalisé en association avec Le Nouvel Economiste.
Destinés à confronter les points de vue de la presse française et des géants de la technologie communément appelés les Gafa sur la répartition des valeurs créées par les uns et les autres. Jean-Marie Cavada , président d’IDFRights s’entretient ici avec Pierre Louette, président et directeur général du groupe de presse Les Échos-Le Parisien, et président de l’Alliance de la presse d’information générale (Apig), association qui regroupe essentiellement des titres de la presse quotidienne nationale et régionale. Le président de l’Alliance appelle notamment les éditeurs à renforcer leur niveau de jeu face aux Gafam.

 

Après la sévère condamnation de Google par l’Autorité de la concurrence, le patron de presse et président de l’Alliance de la presse d’information générale (Apig) appelle à ce que la loi sur le droit d’auteur et les droits voisins devienne enfin réalité.

Extraits de la série de podcasts ‘Presse, Gafa, et droits voisins’, réalisée en association avec Le Nouvel Economiste. Interview menée par Jean-Marie Cavada
Troisième épisode de la série d’entretiens ‘Presse, Gafa, et droits voisins’ destiné à confronter les points de vue de la presse française et des géants de la technologie communément appelés les Gafa sur la répartition des valeurs créées par les uns et les autres. Jean-Marie Cavada , président d’IDFRights s’entretient ici avec Pierre Louette, président et directeur général du groupe de presse Les Échos-Le Parisien, et président de l’Alliance de la presse d’information générale (Apig), association qui regroupe essentiellement des titres de la presse quotidienne nationale et régionale.

La prédation de valeur

J-M.C. Depuis combien de temps dure la prédation – non-soumission aux lois et non-paiement – des contenus de presse par les plateformes pour valoriser leurs activités et gagner de l’argent ?
P.L. Au risque de décevoir ceux qui veulent du sang tout de suite, je ne vais pas parler de prédation. Les Gafa sont de grandes entreprises qui proposent de bons produits. Google a développé un moteur de recherche plus efficace que les concurrents, Facebook a créé un meilleur réseau social que le MySpace qui existait avant lui. Prédation est un mot très dur. En droit, cela désigne effectivement un prélèvement indu de valeur. N’oublions pas que nous avons affaire à des géants très jeunes – 15 à 20 ans. Ils ont parfois des difficultés à entrer dans l’ordre juridique des États et de la Communauté européenne, et ainsi du mal à vivre avec certaines lois non voulues. C’est notamment le cas de cette fameuse directive européenne sur les droits voisins. Ces acteurs nouveaux et impérieux ont le sentiment que rien ne doit leur résister.

“Je ne vais pas parler de prédation. Prédation est un mot très dur. En droit, cela désigne effectivement un prélèvement indu de valeur. N’oublions pas que nous avons affaire à des géants très jeunes. Ils ont parfois des difficultés à vivre avec certaines lois  non voulues. C’est notamment le cas de cette fameuse directive européenne sur les droits voisins”


J-M.C. Quel est le volume du transfert des recettes publicitaires de la presse vers l’ensemble des géants de la technologie qui nous concernent ? 
P.L. Un chiffre est tout à fait impressionnant, celui des investissements publicitaires annuel dans la presse. Il a été divisé par deux en une décennie. Les revenus publicitaires de la presse française s’établissent aujourd’hui à 1,6 milliard d’euros par an, contre le double il y a dix ans. 
Une nouvelle catégorie d’acteurs a capté une part importante des investissements publicitaires. Au niveau mondial, les dépenses des annonceurs s’établiront à 650 milliards de dollars. Google et Facebook perçoivent 25% de cette somme. Dans le monde entier, un dollar sur quatre revient à ces deux acteurs. Sur la publicité digitale, ils s’emparent de 60% des recettes. C’est absolument considérable. Entreprises de technologie au départ, ces sociétés sont devenues des entreprises publicitaires avec une capacité à générer et à maximiser leurs revenus, quitte parfois à être condamné. Google a déjà réglé 220 millions d’euros d’amende à l’Autorité de la concurrence en France. Une condamnation qui n’a rien à voir avec les droits voisins mais concerne l’auto-préconisation de leur propre système pour bénéficier de revenus publicitaires supplémentaires. Cette situation est la conséquence de la chaîne d’outils logiciels programmatiques qui relie les annonceurs et les agences médias à Google. 
J-M.C. Le transfert de valeur vers les plateformes ne cesse de s’accroître. Quelle est la situation de fragilité réelle de la presse française ? 
P.L. La presse française est très diverse et globalement fragilisée. Il y a toutes sortes de magazines : des magazines d’information politique et générale (IPG), d’autres non IPG, récemment se développent des magazines sans journalistes qui sous-traitent entièrement la production de contenus. La tendance est à une forte pression économique sur les journaux. 
J-M.C. Si l’on ne corrige pas la distribution des ressources publicitaires par un meilleur partage – c’est l’objet de la loi à laquelle nous avons travaillé au Parlement européen – l’information deviendrait non professionnelle, car il n’y a pas un journaliste chez les Gafa. N’est-ce pas un très grand danger pour la qualité et la réalité de l’information, la base du jugement des citoyens et des électeurs, et donc les bases démocratiques ? 

“Si l’on ne corrige pas la distribution des ressources publicitaires par un meilleur partage – c’est l’objet de la loi à laquelle nous avons travaillé au Parlement européen – l’information deviendrait non professionnelle, car il n’y a pas un journaliste chez les Gafa”

P.L. Plusieurs réponses. D’abord, nous avons une vraie connaissance des pays et territoires en danger dans lesquels la presse, notamment la presse locale, a vu sa place se réduire. En France, l’Alliance regroupe la presse quotidienne nationale et régionale, et la presse hebdomadaire régionale. Cette PHR et ses 200 titres font la presse dans les territoires. Aux États-Unis, une étude a montré que là où la presse locale a disparu, la propension des citoyens à voter a beaucoup baissé. Quand les liens avec la vie démocratique disparaissent, les citoyens vont beaucoup moins voter. Deuxième point, il n’est pas de l’intérêt des Gafa – et ils l’ont compris – que la presse disparaisse. Des journalistes indépendants, rémunérés correctement et qui peuvent scruter, donner à voir, commenter et présenter le monde dans des articles, sont nécessaires dans tous les pays. Leurs contenus de qualité donnent du crédit à ce qui circule sur les réseaux et à tout ce qui fait l’objet de recherches sur Google. C’est pourquoi les plateformes proposent des systèmes d’aide à la presse, à l’instar de Facebook qui a indiqué qu’il était prêt à investir un milliard d’euros dans le secteur ces prochaines années. C’est très bien, mais je préférerais qu’ils respectent la loi en apportant non pas une aide, mais une rémunération votée par le souverain européen et transposée en droit national.
J-M.C. Souvenons-nous de la crise de la presse australienne qui a jeté à bas beaucoup de titres, fermé les radios, mis à la rue des employés et des journalistes. À vos yeux, le but essentiel est de faire sortir les plateformes d’un champ hors la loi, en termes de concurrence d’une part et de respect des droits voisins d’autre part. Il faut faire payer les Gafa en entamant des négociations, comme l’Autorité de la concurrence vient de leur rappeler sévèrement par une amende de 500 millions d’euros.

Les décisions de l’Autorité de la Concurrence et de la cour d’Appel P.L.

C’est la troisième condamnation pour Google. D’abord, le moteur a été condamné en urgence par l’Autorité de la concurrence saisie par l’Alliance de la presse, le Syndicat des éditeurs de presse magasine (SEPM) et l’AFP. L’Autorité a pris des mesures conservatoires et a donné injonction à Google de négocier. Ensuite, la cour d’appel de Paris a validé cette première condamnation. 

“Au vu des dernières décisions de l’Autorité, nous assisterons à des évolutions, notamment la distinction entre rémunération du droit voisin et création de produits nouveaux” 

Aujourd’hui, l’Autorité constate que les injonctions n’ont pas été respectées, d’où 500 millions d’euros d’amendes dans les caisses de l’État. L’Alliance de la presse avait noué avec Google un accord-cadre qui a fait l’objet de certaines critiques. Certains s’interrogeant sur le sens de cet accord. C’était la première fois que Google reconnaissait les droits voisins et acceptait noir sur blanc de les rémunérer. Au vu des dernières décisions de l’Autorité, nous assisterons à des évolutions, notamment la distinction entre rémunération du droit voisin et création de produits nouveaux. 
J-M.C. Qu’est ce qui n’est pas payé exactement ? 
P.L. Le droit voisin va exister, ce sera une création par étapes et dans la douleur, mais qui permet de clarifier peu à peu le droit. Premier point, il a été établi par la cour d’appel de Paris que l’apport de trafic par Google ne vaut pas rémunération aux éditeurs. Deuxièmement, il a aussi été établi que créer un nouveau produit ne vaut pas rémunération du droit voisin. Les plateformes peuvent proposer tous les nouveaux accords commerciaux qu’elles veulent – Google show case, Facebook news –, cela ne les exonère pas de rémunérer le droit voisin. Troisièmement, il a été rappelé tout récemment par l’Autorité qu’il fallait revenir aux fondamentaux. Et se poser les questions suivantes : quelle est la valeur créée par les contenus ? son montant ? la proportion correspondant à la rémunération des droits voisins ? etc. 

“Il a été établi par la cour d’appel de Paris que l’apport de trafic par Google ne vaut pas rémunération aux éditeurs. Deuxièmement, il a aussi été établi que créer un nouveau produit ne vaut pas rémunération du droit voisin” 

Nous revenons aux fondamentaux avec une assiette, un taux et un mécanisme de répartition. Depuis la transposition en droit français de la directive européenne, il aura fallu deux ans de discussions, de débats, de petites avancées, de début de reconnaissance, mais toujours pas de rémunération pour les éditeurs, pas même pour ceux qui ont cru bon de se lancer dans des aventures solitaires. Ceux qui ont signé des accords ne sont pas payés pour les droits voisins. Par exemple, le système “subscribe with Google” du Monde est tout à fait respectable et légitime, mais c’est autre chose. Google subventionne les abonnements mais il ne s’agit pas d’une rémunération du droit voisin. Je préfère les aventures solidaires, celles qui réunissent l’ensemble de la presse. 
J-M.C. Une page importante vient d’être tournée. Reste à vérifier l’application de la loi en France. L’Europe se penche sur le Digital Market Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA) qui vont être en débat au Parlement. Pensez-vous que ceci ferme une séquence définitivement ? 
P.L. Il faut sortir absolument du modèle supranational d’entreprises aux dessus des États et des lois. Ce qui s’est passé en Australie est assez emblématique : face à la possibilité d’une loi, assez proche des droits voisins, certaines plateformes ont menacé de quitter le pays. Finalement, elles restent et rémunéreront la presse. 

Le regain d’intérêt pour la notion de concurrence 

J-M.C. Cette foire d’empoigne fut d’ailleurs une manifestation contre la concurrence. Quand Google et Facebook ont menacé de fermer – ce qu’ils ont fait pendant 24 heures – on a vu Microsoft entrer dans le jeu en se disant prêt à respecter la concurrence et les lois. Depuis plusieurs années, les Européens se battent sur ces sujets. Aux États-Unis, le débat sur la concurrence prend une nouvelle tournure. Que voyez-vous de votre poste d’observation ? 

“Quand Google et Facebook ont menacé de fermer – ce qu’ils ont fait pendant 24 heures – on a vu Microsoft entrer dans le jeu en se disant prêt à respecter la concurrence et les lois” 

P.L. Il y a un regain d’intérêt et même de passion pour le droit de la concurrence aux États Unis. Ce pays a posé les bases de ce droit avec la loi Sherman. Il y a eu des démantèlements de monopoles dans le rail, la banque, les télécoms. Les États-Unis sont allés très loin. Puis sous la présidence Reagan, il y a eu un manque d’intérêt pour ce droit au nom de celui du consommateur. Concentrations d’entreprises ou positions dominantes de marché n’étaient pas un problème, pourvu que le consommateur trouve son intérêt. Au même moment en Europe, le droit de la concurrence est devenu très puissant. En France sous l’impulsion de
Bruno Lasserre puis d’Isabelle de Silva, et en Europe avec Margrethe Vestager et Thierry Breton. Maintenant, il l’est des deux côtés de l’Atlantique. Le président Joe Biden s’est entouré de spécialistes du droit de la concurrence comme Tim Wu et Lina Kahn pour travailler à ouvrir un cycle permettant aux nouveaux entrants d’exister sur le marché, limitant les acquisitions prédatrices ou l’intégration verticale. 

“Les plateformes conduisent la presse française à élever son niveau de jeu. D’abord en étant un peu plus solidaire, moins critique,  caustique et fragmenté.” 

Une anecdote : quand Facebook a racheté WhatsApp pour 17 milliards de dollars, l’opération a fait l’objet d’un examen pendant seulement trois semaines par les autorités de la concurrence. Pourquoi ? Il n’y avait pas de problème de concentration en raison de l’absence de chiffre d’affaires de WhatsApp. Ce qui est une vue très sommaire de la réalité de la valeur des data des utilisateurs pour l’acquéreur Facebook. Au même moment, je portais pour Orange devant Margrethe Vestager, l’acquisition d’une entreprise espagnole pour 3 milliards d’euros. L’examen de l’opération a duré 9 mois ! Aujourd’hui le retard est rattrapé, comme en France où Isabelle de Silva est une incroyable apôtre de ce nouveau droit de la concurrence, un droit 3.0, rénové, qui prend en compte la consolidation des profits, les parts de marché et les comportements avec des études techniques très approfondies. Car nous avons affaire à un ensemble de pratiques qui peut conduire à une domination. 

La reconnaissance de la notion de droit voisin 

P.L. Sur le sujet des droits voisins, la presse s’est tournée vers le juge de la concurrence car il lui a été demandé de renoncer à ses droits pour continuer à figurer dans les résultats des moteurs de recherche.

“Google n’a pas été malin de démarrer sur une telle posture très défensive, très fermée et très illégale. On ne peut pas dire à la presse de renoncer à ses droits” 

Google n’a pas été malin de démarrer sur une telle posture très défensive, très fermée et très illégale. On ne peut pas dire à la presse de renoncer à ses droits. Il y a une loi. On aime ou on n’aime pas, mais on vit avec. J’appelle de mes vœux que cette loi devienne réalité deux ans après sa transposition. 

Les prochaines étapes d’une bonne régulation 

J-M.C. L’Europe a construit un système de contrôle des données, le règlement général de la protection des données (RGPD), elle a construit le droit d’auteur et le droit voisin pour la création artistique et journalistique. Quelles pourraient être les prochaines étapes nécessaires à une bonne régulation ? 
P.L.Dans les projets DSA et DMA, il y a en germe les éléments d’un nouveau statut des plateformes. D’abord, il est reconnu que certaines plateformes, de par leur importance, sont dans une catégorie à part. Rappelons qu’en France, Google détient 93% de parts de marché de la recherche sur Internet, le search. Il est facile de dire que la concurrence est à un clic, mais quand le consommateur ne sait même pas quel est le clic d’à côté, il n’y a pas de concurrence. Facebook, avec plus de 3 milliards d’utilisateurs, est l’Agora du monde. L’Agora du monde ne mérite-t-elle pas d’être un peu régulée ? 

“Facebook, avec plus de 3 milliards d’utilisateurs, est l’Agora du monde. L’Agora du monde ne mérite-t-elle pas d’être un peu régulée ?” 

Ils s’en rendent compte. Facebook a créé sa propre Cour suprême. Mais ce n’est pas forcément bien non plus. Les plateformes doivent rentrer dans le champ de la loi. Le DSA et le DMA vont leur apporter un statut de “gatekeepers”, de gardiens du portail, c’est-à-dire un statut de responsabilité et d’exigence renforcée de veiller à ne pas publier des contenus délictueux ou qui peuvent avoir un impact sur la démocratie. 

La qualité de l’information sur les réseaux 

J-M.C. Cela pourrait être la nouvelle étape. Il y a encore un trou béant pour normaliser la qualité de l’information sur les réseaux. Facebook, Google, Twitter et Jack Dorsey semblent y songer. Ils veulent instaurer leurs propres règles de régulation de qualité de contenu. 
P.L. Il y a la qualité et la nature des contenus proposés. La qualité garantit une presse vibrante, avec des newsrooms, des rédactions, des journalistes qui puissent faire leur métier dans des bonnes conditions. 

L’union, un combat dans la presse 

P.L. Les plateformes conduisent la presse française à élever son niveau de jeu. D’abord en étant un peu plus solidaire, moins critique, caustique et fragmenté. C’est ce que l’Alliance de la presse a voulu faire en rassemblant quatre syndicats. Il y a eu des coups de canif dans l’Alliance et nous allons la reconstituer de façon plus large, même si c’est parfois absolument épouvantable pour se mettre d’accord. L’union est un combat dans la presse. Les éditeurs doivent se donner les moyens d’aller voir en profondeur comment fonctionnent ces grands acteurs, et notamment la mécanique de leurs algorithmes dont dépendent les revenus publicitaires. 

“Les plateformes conduisent la presse française à élever son niveau de jeu. D’abord en étant un peu plus solidaire, moins critique, caustique et fragmenté” 

Par exemple, Facebook propose des contenus en fonction de ceux qui ont déjà été regardés. L’algorithme est une mécanique à créer de l’engagement, c’est-à-dire à faire venir, revenir et rester l’utilisateur le plus longtemps possible pour générer davantage de revenus publicitaires. Allons au cœur de ces algorithmes en nous disant que du point de vue de l’information et des opinions démocratiques, il n’est pas bon de se voir toujours proposer le même type de contenus, voire éventuellement plus durs. Ce fonctionnement enferme les individus dans des sillons sans possibilité de partage d’opinions. Pour la démocratie, cette logique représente un danger qui pourrait faire l’objet de travaux, et pourquoi pas juridique. 

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