Les deux faces du numérique
21 avril 2020
Les deux faces du numérique

21 avril 2020

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La pandémie du Codiv19, entre autres conséquences, nous fait prendre conscience d’une métamorphose massive et accélérée de notre vie collective : nous commencions à rentrer dans l’ère du numérique, depuis une trentaine d’années, nous y voici de plain-pied, entièrement immergés. Du coup, les questions que nous commencions à formuler deviennent plus aiguës, et de nouvelles interrogations se font jour, appelant analyses, débats et définition d’orientations politiques.

1. La face de lumière

C’est d’abord dans notre existence privée que la prise de conscience s’est effectuée, avec le confinement qui s’est imposé à des milliards de personnes : l’isolement physique est une chose que pallie, mais partiellement seulement, une capacité inouïe de communiquer et d’échanger, sur internet, les réseaux sociaux ou par téléphone, via toute sorte d’applications. Avec des inégalités criantes, et qu’exacerbe cette situation, tant les conditions d’usage et même l’accès aux technologies digitales différent d’une catégorie sociale à une autre, d’un territoire à un autre. La fracture numérique façonne ou renforce des injustices majeures dans des circonstances comme celle de la crise sanitaire.

C’est ensuite dans le travail que s’est accélérée la mutation, avec le « télétravail », qui certes permet de maintenir certaines activités, mais pas toutes, pas pour tous, et là encore dans de conditions inégales. Le télétravail qui s’est imposé avec la pandémie, souvent sauvage faute de préparation des personnels et des équipes, modifie en profondeur les organisations, implique de nouveaux modes de communication, perturbe les hiérarchies antérieures, déstabilise, aussi, les collectifs de travail. Nul doute qu’il y aura là matière à de spectaculaires développements pour les sciences des organisations.

Qui aurait imaginé, il y a encore une vingtaine d’années, que le numérique apporterait des réponses, certes partielles, à la fermeture des établissements d’enseignement, permettrait de maintenir le lien entre les élèves ou les étudiants et les enseignants, y compris de façon interactive ? Certes, dans ce domaine, les inégalités sont aussi flagrantes que dans d’autres, l’accès à une éducation digitale n’est évidemment pas le même pour tous. Mais il n’empêche, il y a dans l’expérience imposée par la crise

sanitaire une accentuation majeure du recours au numérique, qui ne sera plus seulement un additif, un complément, mais un outil central.

La recherche scientifique, et médicale, non seulement apparait désormais comme partie prenante de la digitalisation du monde, mais présente ceci de plus qu’elle est globale, marquée par des modes de travail collaboratifs fonctionnant à l‘échelle planétaire, et par l’open access, qui doit permettre de faire progresser les connaissances en temps réel pour tous, ou presque.

Ainsi, et on pourrait prolonger cet examen des progrès qu’autorisent les technologies numériques, l’ère actuelle porte de nombreuses promesses, ouvre de nouveaux horizons. Alors, de quoi devrait-on se plaindre, ne vivons-nous pas des temps merveilleux, ne faut-il pas parler, pour reprendre une expression chère au sociologue du risque, Ulrich Beck, d’ « emancipatory catastrophism », d’impact positif de la pandémie, qui, si nous veillons à agir contre les inégalités qu’elle révèle ou renforce, nous fait si merveilleusement rentrer dans l’ère nouvelle du numérique ?

Ce serait en réalité ne voir que la face de lumière d’une évolution qui a aussi sa part d’ombre.

2. La face d’ombre

L’ère numérique, en effet, comporte aussi au moins trois grands dangers, qui méritent examen, théorique, et attention, démocratique et pratique. En ces temps de pandémie, un tel examen apporte des résultats tranchés.

Le premier danger, le plus évident, tient aux tendances liberticides que les technologies du numérique font courir. Ne parlons pas ici de la Chine, où le contrôle de chaque individu repose sur le recours généralisé à ces outils. Mais considérons les démocraties qui sont allées le plus loin dans le « tracking », le suivi du virus, de ses porteurs et de ceux qu’ils croisent ou côtoient. De tels outils sont acceptés, par exemple dans des pays d’Asie très modernes, en Corée du Sud ou à Taïwan, parce qu’il existe entre la société et l’Etat une relation de confiance, et qu’il y a accord sur la nécessité de promouvoir ainsi la sécurité sanitaire. Mais là où règne une certaine défiance entre la société et l’Etat, on voit bien à quel point les droits de l’homme peuvent à juste titre être évoqués pour demander un maximum de précaution quant à l‘usage de ces technologies, qui une fois développées, peuvent évidemment servir à d’autres fins que celles pour lesquelles elles ont été mises en place.

Une crise majeure, comme celle du Codiv19, génère presque automatiquement des tendances à l’autoritarisme, à la mise en cause de la séparation des pouvoirs au profit du seul exécutif. Le numérique peut être un vecteur décisif de ce type d’évolution.

Un deuxième danger a trait non plus à l’Etat, du moins directement, comme dans le cas précédent, mais à des intérêts privés puissants maîtrisant ces outils, les développant, disposant éventuellement d’un monopole sur eux, et exerçant une emprise qui peut être planétaire quand il s‘agit des GAFAS. Ici, l’enjeu est la maîtrise de l’historicité, et donc des principales orientations culturelles de la vie collective. Ces puissances économiques renforcent leur emprise dans des directions qui ne sont pas démocratiquement débattues et choisies, et qui échappent aux Etats ou aux grandes régions, comme l’Europe. Nos modèles de comportement, notre consommation, nos besoins, nos désirs sont ici susceptibles d’être conditionnés et instrumentalisés par ces pouvoirs économiques, et bien sûr là encore, la question des inégalités devient centrale, à l’échelle de la planète comme à celle de chaque société. Une conséquence importante est que le numérique, ici, vient mettre fin au « voile d’ignorance » dont parlait le philosophe John Rawls, et qui permet de fonder une société juste : sans ce voile, par exemple l’accès aux assurances devient massivement inégalitaire, puisqu’il est alors fondé sur les risques que chacun, comme individu dont on connaît tout sorte de caractéristiques personnelles, peut encourir, sans les protections qu’apportent l’anonymat et le respect de la vie privée.

Enfin, un troisième danger tient au droit de chacun à rester maître de ses œuvres, de contrôler son image, sa production artistique, les données qu’il produit, ou qui lui sont personnelles, il peut s’agir par exemple de droits d’auteurs, de copyright, de la propriété pour un journal des articles qu’il publie, de son image, etc. Ce sont ici des logiques de prédation, ravageuses de surcroît pour les créateurs, et donc pour la créativité, qui sont en oeuvre.

Ces trois registres, d’Etat, de contrôle de l’historicité, et d’emprise économique, sont distincts analytiquement, mais dans la pratique, ils se croisent, se conjuguent, parfois s’opposent, parfois se renforcent ou s’épaulent mutuellement. En particulier, les liens peuvent être étroits entre l’Etat et les puissances économiques du numérique, au point qu’elles peuvent sembler former un complexe étatico-digital, en particulier aux Etats-Unis.

Ainsi, en entrant pleinement dans l’ère du numérique, nous bénéficions de possibilités réelles de progrès. Et en même temps, nous devons faire preuve

de vigilance face aux menaces qui pèsent sur l’Etat de droit et les libertés, et sur notre capacité à éviter l’emprise de forces économiques qui sont autant de dangers pour nos valeurs culturelles et morales.

Michel WIEVIORKA

Michel Wieviorka est directeur d’études à l’EHESS, et dirige la Fondation Maison des Sciences de l’Homme. Il a été président de l’International Sociological Association et membre du Conseil scientifique de l’European Research Council (ERC). Ses recherches portent sur les mouvements sociaux et la démocratie, ainsi que sur diverses figures du mal : racisme, terrorisme, antisémitisme, violence. Il vient de publier « Pour une démocratie de combat » (éd. Robert Laffont)

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